J’ai rarement, mais quelquefois versé des larmes quand des gens connus que je ne connaissais pas personnellement disparaissent. Higelin fait partie de ces inconnus si connus qu’on perd un copain avec qui on n’a pourtant jamais bu un verre. Juste, quand tu tombes sur Tête en l’air, Irradié, Champagne, Paris New York au hasard de la radio ou de ta discothèque, c’est comme quand tu croises un vieux copain dans le métro et que tu t’engueules intérieurement en te demandant pourquoi tu l’appelles pas plus souvent.
La musique, c’est ça, ce compagnonnage qui ne t’a jamais vraiment desertée.
Higelin, c’était l’ami, le frangin, le papa ou le parrain rêvé. Ni le glamour inaccessible d’un Bowie même idolâtré, ni l’ombrageux inabordable façon Lou Reed. Sa folie nappée de douceur, ses coups de gueule chauffés de tendresse. Si loin, si proche.
Quand l’annonce est tombée, je traînais sur twitter. Deux choses m’ont frappée : l’unanimité dans l’affection, et le décalage des générations. « Je l’écoutais dans le ventre de ma mère » ; « mes parents l’adoraient »...
C’est là que tu réalises que tu es dans la tranche « parents ». Que l’éternel adolescent tête en l’air amoureux a des petits enfants eux-mêmes adolescents. Et que tu prends un sacré coup de vieux.
Higelin, c’est mon adolescence aux accents rock de BBH 75, de Alertez les bébé, de « Pars...
Et puis c’est la claque : Caviar/Champagne. J’étais à Saint-Étienne au moment de cette tournée.
Des concerts, j’en ai vus, mais jamais comme celui-là. 4 heures et demie sur scène, avec une foultitude de complices parmi lesquels je retiens Armande Altaï et un fabuleux danseur. 4 heures de générosité absolue, d’électricité, de baroque au champagne et de sobriété caviar, de joie.
Et là tu te dis : « mais... c’était il y a presque 40 ans. 11 ou 12 après mai 68 ». Et tu prends un sacré coup de vieux. Et tu te mets à gamberger sur le temps qui passe et les mélodies qui continuent à t’obséder et t’envoyer des volts salutaires dans la tête.
Higelin le rocker, Jacques le saltimbanque. « Saltimbanque », « baladin » : en voici de ces mots galvaudés devenus presque une insulte chez la grisaille en costume. Higelin en portait toute la noblesse. Une dégaine à jouer dans Le Joueur de flûte de Hamelin ou Le Seigneur des anneaux, un Villon électrique. Clichés bien sûr, mais on n’a aucun problème à l’imaginer s’esbaudissant dans les tavernes avec les copains moyenâgeux [1] . Les voix de la raison semelles de plomb se décomposent, les ritournelles aériennes restent à voler dans l’air. Et les ballades dans ta tête, Putain (vierge) et sacré Nascimo... Claque éternelle, à la France qui se lève tôt, au cercle de la raison, aux radoteurs des vérités premières énoncées par des cons. Et hymne à ceux qui préfèreront toujours chanter, pianoter, rêver, jouer, aimer toute la sainte journée... et qui restent vivants, même morts, au milieu des zombies de l’efficacité.
T’as un instant de fierté en te rappelant que tu as fait aimer Higelin aux vieux – aux tiens, surtout — qui t’avaient transmis Nougaro et Brassens (tiens, les deux autres qui t’ont fait pleurer).
Et tu réalises que t’es nombreu.s.es. Qu’on était quelques un.e.s à avoir aimé, frémi, dansé, rêvé à l’ombre du grand Jacques. Qu’on est pas mal de vieux adolescents à chanter Champagne comme des casseroles au Père Lachaise.
Et tu vois Arthur, discret, fredonner, Izia, allumée et allumettes au fond des yeux, faire la claque, et tu te dis que la transmission, ça fonctionne pas si mal entre générations de têtes en l’air. Tu te souviens d’un concert père et fils sous les grands chênes d’Uzeste, émotion aussi maximale que l’orchestration était minimale et de l’engueulade de Jacques à ceux qui le trouvaient vieux.
Tu croises aussi des jeunes copains émus, au Père Lachaise, et tu revis le piano, le champ, les cîmes et les étoiles. Et si tes joues sont mouillées à la sortie du cimetière, c’est qu’il pleuvait ce jour-là.
Valérie de Saint-Do
1.Comme le montre ce joli clip d’étudiants en animation.