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Habibi mon blédard : autopsie d’un laissé pour compte




De la même façon que la beurette [3] cristallise les entrelacements entre orientalisme érotisé et jeux de pouvoirs raciaux, la figure du blédard telle qu’elle s’est enracinée dans les imaginaires collectifs français est elle-même révélatrice de tensions, pour la plupart héritées du colonialisme. Au-delà de son tempérament débonnaire aussi ridicule que touchant, le blédard démontre par lui-même les reliquats néo-colonialistes qui continuent de parasiter les affects maghrébins en imposant une catégorisation factice. A la fois toxique et réparatrice, la figure du blédard peut également ếtre une identité dense et vibrante, aussi asservissante que libératrice.

Dans les parlers populaires, le blédard renvoie à un immigré d’origine africaine, tout droit venu du « bled », la terre d’origine dont il continue de se nourrir. Ce qui nous intéresse ici, c’est spécifiquement la figure du blédard maghrébin, fortement connotée, aussi bien associée à une certaine conception de l’indiscipline - car à la fois arabe et africain donc doublement sauvage- qu’à une vision de bonhomie. Le blédard est éminemment un produit migratoire, dont les contours sont d’une part établis par sa trajectoire mais aussi, et surtout, par ses interprétations. Si l’on veut succinctement et clairement définir le blédard, c’est celui qui immigre et le fait mal

Extrait du clip Tonton du bled de 113

Sous un soleil de plomb, sur une terrasse d’un café populaire noyé sous les clameurs, le blédard est affalé sur sa chaise, le regard vide, le sourire béat, sirotant son café, fumant cigarette sur cigarette. Il parle fort, il parle mal, il détonne. Pourquoi ne pourrait-il pas tout simplement mener sa barque discrètement et se fondre dans le paysage ? Tant qu’à faire, au lieu de moisir sur le pavé, peut-être
pourrait-il penser à aller chercher un travail et s’intégrer comme tout le monde ? Cela nous changera d’entendre ses constantes réminiscences à propos d’une terre trop lointaine que personne n’a envie de connaître (sauf si c’est pour aller rôtir à Marrakech).

Le blédard est pauvre, le blédard est désœuvré, le blédard fait tâche sur la carte postale française. Potentiellement sexiste, LGBT+phobe [4] violent avec sa famille, il est, somme toute, inadapté à la vie en France. Le plus frappant au sujet du blédard, c’est qu’on apprécie tout particulièrement le moquer, à grands renforts de clichés argotiques et d’accents abracadabrantesques. Au bout du compte, le blédard n’est pas si problématique que ça car il est attachant. Attachant comme le serait un chiot borgne qu’on se plaît à regarder avec autant de sympathie que de condescendance.

La dichotomie bon sauvage/mauvais sauvage :

Pour saisir l’essentialisation profonde dont l’immigré maghrébin de classe populaire fait l’objet, il faut comprendre la formation de la dichotomie « arabe populaire/arabe criminel » au sein des imaginaires collectifs à travers la sphère médiatique. Depuis une trentaine d’années, on voit fleurir des éditos et couvertures s’émouvant du Grand Remplacement et d’une invasion de la France par les valeurs islamiques, arabes, indigènes, basanées, bref, tout ce dans quoi le Français blanc de classe moyenne constituant supposément l’essence nationale ne se reconnaîtrait pas. La panique de voir la burqa infecter le tissu social français et le sang de mouton inonder les caniveaux a également été nourrie par la première Guerre du Golfe de 1990-1991 et sa résonance médiatique, posant l’arabe musulman immigré comme un risque pour la sécurité intérieure. Les attentats qui vont subséquemment toucher le pays vont concrétiser l’émoi général, avec un bombardement médiatique soulignant les origines maghrébines et/ou les confessions musulmanes des "terroristes" [5]. Pire encore, les banlieues populaires accueillant les personnes issues et descendantes des immigrations maghrébines seront ciblées comme étant le terreau fertile de l’islamisme, l’intégrisme, du renversement de la douce quiétude française.

Une du journal France Soir du jeudi 17 janvier 1991

Paradoxalement, les imaginaires collectifs français font également valoir une vision plus amicale de « l’arabe immigré », à travers des figures comme Zinedine Zidane, Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh.

Cet arabe n’est pas porté vers le communautarisme et s’inscrit parfaitement dans le cadre socio-culturel qu’il lui incombe d’épouser. Il est sympathique, accessible et d’une certaine façon, docile, car totalement dépourvu de son potentiel de subversion, à tel point qu’il parvient même à transcender le racisme, du moins en apparence.

Le « bon arabe » est véritablement « l’arabe assimilé » et tout immigré ou descendant des immigrations maghrébines se doit de l’être. Toute déviation du chemin arc-en-ciel [6] de l’assimilation tient conséquemment de la responsabilité individuelle et si l’on échoue, on n’aura qu’à s’en prendre à soi-même.




Le blédard au cinéma ou les aspirations d’ascension sociale de l’éternel demeuré :

D’un point de vue extérieur, où se situe donc le blédard dans ce spectre identitaire ?
Vraisemblablement, à la croisée de ces deux archétypes. Le blédard n’est pas une menace en soi, il relève davantage de la farce pour de nombreuses personnes qui continuent de le moquer. Les représentations du blédard au cinéma français, et plus particulièrement celles du début du millénaire, font d’ailleurs valoir sa gaucherie supposée, avec un tendre grotesque, une insupportable naïveté face à l’Occident qui l’entoure. L’exemple le plus prégnant se trouve dans Chouchou de Merzak Allouache, avec Gad Elmaleh, sorti en 2003, dont les jeux de mots et calembours continuent d’être abondamment cités 16 ans après sa sortie. Chouchou dépeint ironiquement l’arrivée en France d’un marocain queer en quête de liberté et de tranquillité qui accumule les bévues avec une attendrissante bêtise et une inhabileté chronique à parler un français correct. A bien des égards, si l’on s’intéresse aux premiers sketches de Gad Elmaleh qui l’ont porté sous les feux de la rampe, ceux-ci moquent divers traits comportementaux, divers stéréotypes culturels propres au bled et aux immigrés maghrébins.

Extrait du film Chouchou de Merzak Allouache

Néanmoins, si ces sketches ont trouvé une résonance notamment au Maghreb, c’est parce qu’ils sont pris ironiquement, parce qu’ils dessinent, autant pour les immigrés que les locaux, les contours de parcours particulièrement stratifiés. On peut en rire parce qu’on est parfaitement au fait des sous-textes induits. Ils font écho à nos enfances, à nos compréhensions du bled juxtaposées à nos expériences en France. On peut fantasmer notre bled, affectueusement s’en remémorer ou tout simplement s’en distancer. On peut penser à la vieille tante patibulaire dont le cœur fond devant un feuilleton turc, au grand-père au passé militant qui regrette toujours Mehdi Ben Barka [7], aux femmes voilées en djellabas couleurs fluos et strass, bref, que de nuances tacites qui ne peuvent pas être comprises par tous et toutes. Nos imaginaires nous appartiennent dans toutes leurs sédimentations et quiconque ne les comprend pas dans leur globalité risque de les tourner au ridicule.

De l’autre côté de la Méditerranéenne, on peut citer Un Marocain à Paris de Saïd Naciri, où ce dernier joue un énième immigré malavisé qui enchaîne les gags en tentant de rejoindre son frère installé à Paris pour vivre l’idéal migratoire (qui se résume au bout du compte à une vie stable matériellement parlant). Encore une fois, même représentation, même enchâssement de stéréotypes : français approximatif, incapacité à assimiler ce qu’on présente comme étant la culture française, inexorable et irrépressible balourdise. Autrement dit, c’est comme si le blédard ne cessait jamais de l’être et que la seule chose qu’il sache faire, qu’il doive faire, c’est immigrer.

Affiche marocaine du film Un Marocain à Paris de Saïd Naciri

SOS Civilisons le blédard :

Face à un tel constat, il est difficile de ne pas voir l’enracinement profond de la figure du blédard dans un vaste imaginaire colonial. Le simple lien entre blédard et immigration en fait un pur produit du système migratoire post-colonial : le blédard quitte sa terre natale avec la croyance sincère que l’herbe sera plus verte en France et que la précarité socio-économique (s’il n’y avait que celle-ci) ne serait plus qu’un lointain souvenir, à peine douloureux. À nouveau, la France, et a fortiori l’Occident, continue d’être un Eldorado et le bled, le bagne où les rêves et espoirs meurent dont il faut partir au plus vite.

Du point de vue français et européen, les représentations dans les imaginaires collectifs et dans les cultures populaires dépeignent le blédard comme un virevoltant perdu dans les mécanismes sociaux et administratifs du pays d’accueil. Il ne dispose pas de lui-même parce qu’il en serait incapable et la pitié condescendante avec laquelle on le perçoit découle d’une volonté à peine dissimulée de lui montrer la voie. « Cesse donc tes geignements, cesse donc d’affabuler à propos d’une terre que tu ne connais même plus et rentre dans le rang. »

Finalement, les figures, perceptions et représentations du blédard ne sont qu’un empilement de fantasmes, mythes et déformations. Objectivement, ses conditions de vie et d’évolution sont factuelles mais subjectivement, ce qui marque chez la figure du blédard, c’est l’inconstance identitaire avec laquelle on le définit. Le trope [8] du blédard est un pur produit migratoire et c’est en vertu de cela qu’il peut prétendre à une certaine valeur et pertinence. Pourtant, il sert souvent de pierre de rosette pour appréhender le monde arabe, le monde maghrébin, le monde musulman, les populations diasporiques [9] sans réelle distinction. Les clichés se multiplient sans qu’on sache réellement de qui l’on parle. Au bout du compte, on cible tout ce qui est noiraud et boit du thé à la menthe.

Le post-blédard but make it fab :

Peut-on réhabiliter le blédard ? S’agit-il d’un stigmate identitaire que l’immigré maghrébin de classes populaires peut s’approprier pour se réinvestir de la dignité dont il a été spolié ? Aurait-on besoin d’une "Marche des Blédards" comme nous avons eu besoin d’une "Marche des Beurs" ? La réponse à cette question demeure incertaine tant le blédard est un agrégat d’irréel et d’intangible. On ne peut manifestement pas considérer le blédard comme la quintessence de la condition immigrée post-coloniale, les immigrés de classes populaires s’étant déjà dotés de répertoire d’actions et d’identités politiques et militantes plus objectives, à travers le travail considérable des militants anti- racistes et /ou des quartiers populaires.

Cela étant dit, on pourrait se permettre d’imaginer ce que serait l’esthétique blédarde. Les différents poncifs sur lesquels sa figure repose peuvent être réappropriés en prenant en compte les illisibles et inaudibles de ses représentations. Qu’importe si le blédard est le symbole de l’assujettissement post-colonial, qu’importe s’il découle de la communauté imaginée, il peut être une arme, une modalité d’invention, de réinvention, à la manière du kitsch. Pour beaucoup, le kitsch est l’émanation de la volonté d’apprivoiser la beauté de façon à la rendre spontanément accessible à tous. L’esthétique "camp" [10]. est un autre exemple de mécanisme de réinvention du réel, qui visait et vise à canaliser le décalage vécu par les queers entre leurs identités et les attentes de la société en quelque chose de fulgurant et flamboyant. Une réappropriation ironique d’un stigmate donc, en employant des canaux de communication détournés et en octroyant au message une force d’autant plus dévastatrice.

En clair, il serait théoriquement possible de faire du blédard une identité contre-culturelle génératrice d’esthétiques valorisantes. Cela demanderait des moyens, du temps, de l’effort et en ce sens, cela ne pourrait pas être à la portée de tous et toutes. Néanmoins, le blédard est une matière bouillonnante. Là où certains y voient le visage de l’inélégance et l’indigence, d’autres peuvent y voir les couleurs de nouveaux horizons. D’ailleurs, des collectifs comme Filles de Blédards [11] ou l’Écho des Banlieues [12] s’y emploient déjà.

Visuel du collectif Filles de Blédards

C’est là que réside toute la maestria des immigrés de classes populaires. Lorsqu’on nous cloisonne, nous détectons une brèche, nous nous y engouffrons et nous assénons une contre-offensive mystificatrice. Nous sommes dotés d’agentivité [13] , capables d’autodétermination et nous ne serons jamais ce que les essentialisations culturalistes veulent faire de nous. Reste à voir si nous arriverons à mettre en lumière de nouveaux filons des imaginaires du blédard pour révéler l’or étincelant qu’ils recèlent.

Youssef Belghmaidi


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