Le héros guerrier est un tueur hors norme dont les crimes sont légitimes. Il n’est un héros que pour un groupe social irrigué par une propagande nationaliste. Le héros est un être idéologique, dont l’intensité imaginaire varie en fonction d’une mémoire sélective, voire mensongère, et des besoins politiques du moment. Enfin, la « sainteté » du héros exige soit la diabolisation de ses victimes (déshumanisation), soit leur effacement (raréfaction des images, élimination des visages), soit sa conversion en martyr sacrificiel – soit un cocktail diversement dosé de ces procédés.
Ainsi va le mythe du héros.
Gavrilo Princip est banalisé par l’ancienneté de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo en juin 1914. Plus d’un siècle après, le mot de terroriste n’est plus employé, sauf à titre de document. Gavrilo Princip était un adolescent idéaliste, romantique, et un criminel efficace : que faire de cette dualité ? Le parti pris des comédiens du collectif hollandais est, non de retracer l’histoire sublimée du personnage, c’est-à-dire faire de la propagande ou au mieux de l’instruction, mais de montrer l’un des procédés de la fabrique des héros : la stratégie du contournement biographique. Contourner les victimes, oublier les cadavres, focaliser sur le seul personnage sur qui darder les rayons de la gloire, réveiller des références flatteuses, par exemple la Révolution de 1789 où l’on guillotina d’autres archiducs, ou, plus récente, la tradition anarchiste régicide.
Le spectacle démarre avec des récits très réalistes de massacres politiques. Le côté sale, crapuleux, odieux, abject, de ces crimes, est souligné sans ambiguïté, mais avec une neutralisation comique. Chaque narrateur est tué par le précédent. Cette trouvaille symbolise l’aspect mécanique de la violence sociale et politique (cf. la vengeance comme machine à tuer réglant la vie de famille). Comment sortir de la fureur et de la violence des assassinats ? Comment aller vers l’autre pôle de l’héroïsme, celui du respect voire de l’admiration pour son abnégation et son sacrifice ?
En faisant une grande diversion. Après un compte à rebours de l’année 2019 à 1914, les comédiens du collectif De Warme Winkel fabriquent sur scène des images filmées avec une caméra de cinéma et projetées en direct sur un écran de tissu. L’effet distractif qui en résulte repousse au loin le problème de l’ambivalence de l’héroïsme. L’attention est captée par le travail très artisanal, mais très habile, de fabrication des images. On reste au théâtre : le filmage ne transforme pas le spectacle en un film. Sans interruption, les comédiens sont au travail et jouent devant ou derrière la caméra. Les techniques d’esquisses, d’ellipses ou de transitions, sont homologues aux techniques cinématographiques du découpage des plans et du montage. La différence est qu’ici, au théâtre, les sutures entre les plans sont montrées, tout est exposé, rien n’est dissimulé. Le spectateur ne voit pas seulement une image produite, il voit aussi la coulisse, les loges, l’arrière du décor, le making off en quelque sorte, en même temps que le film lui-même et au même endroit.
Débarrassée de l’histoire, la jouissance spectatorielle reste un décor, elle peut consommer ce morceau de pur spectacle qui se donne en spectacle. C’est la Cie elle-même qui se met en scène en train de mettre en scène son récit de la vie de Gavrilo Princip. Un spectacle au carré. Les questions morales et politiques, l’éthique du spectacle comme celle des citoyens, tout cela est gelé et discrètement expulsé. La pulsion scopique est satisfaite – malgré le manque de sang. L’héroïsation exige de le faire couler avec parcimonie. Sauf si c’est celui du héros. D’ailleurs, on voit le jeune homme et ses comparses faire un pacte de sang.
L’attention est centrée sur tout ce travail minutieux qui tranche avec les récits de massacres du début au point qu’on les oublie. Lentement, l’attention se déplace sur Gavrilo lui-même, sa jeunesse, ses pérégrinations, ses rencontres, ses influences, ses lectures, jusqu’à la journée du 28 juin 1914 (et même un peu plus loin, notamment le procès et sa mort en prison ; il était diabétique et tuberculeux). Des scènes comiques (comme la fête chez les Autrichiens) alternent avec des moments tragiques ou simplement émouvants. Cette fête, grotesque, dure longtemps. On ne verra qu’à peine quelques instants François-Ferdinand et son épouse Sophie : ils n’ont ni corps ni visage. Ce sont des ombres sans chair, sans vie.
Cette quasi-invisibilité est requise par l’héroïsation. Certes, l’écran montre leur silhouette en ombre chinoise, mais le spectateur peut apercevoir le tournage de ce plan et voir les comédiens qui jouent le couple impérial. Ce qu’on nous montre, ce n’est pas seulement une image stylisée, épurée, de l’assassinat mais aussi la dissimulation des corps, l’effacement des victimes, la falsification en acte de l’histoire. Une approche historique devrait montrer le tout, et non une partie dont la signification même devient difficile à déterminer. L’héroïsation n’est pas seulement une négation des victimes c’est aussi une simplification caricaturale des hommes réels qui vivent, souffrent et meurent sous la lourde cuirasse de la gloire partisane.
De Warme Winkel a décidé d’ajouter deux séquences qui clarifient les choses. D’abord un reportage, en Syrie, sur des djihadistes d’origine européenne qui ont traversé la Méditerranée pour rejoindre ceux qu’on appelle ici des terroristes et non des héros. L’interview, au milieu des ruines, suggère de réfléchir aux angles historiques sous lesquels ils pourraient apparaître autrement. Peut-être, dans un siècle, le contexte sera-t-il suffisamment apaisé. Face à cette question, le spectateur peut bien affirmer que les djihadistes d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec Gavrilo Princip ; pourtant, ce sont des tueurs dans les deux cas et ils peuvent être perçus par un groupe social étendu comme des héros. Susan Sontag, en septembre 2011, écrivait que « Dans le domaine du courage (une vertu moralement neutre), quoiqu’on puisse dire des auteurs du massacre de mardi, ce n’étaient pas des lâches » [1] Tout se passe comme si les comédiens s’adressaient au public : « maintenant que vous avez accepté de voir en Gavrilo un héros et non un terroriste, seriez-vous prêts à faire la même opération sur les djihadistes ? Qu’est-ce qui vous en empêche ? »
Tout à fait à la fin, les comédiens sortent en imitant la démarche de Charlot, parfait anti-héros. L’image de Chaplin apporte non seulement une incitation à la distance, mais aussi et surtout la suggestion selon laquelle l’héroïsation est une opération esthétique utilisée par tous les groupes politiques qui adhérent à la politique de la mort, c’est-à-dire à la mise à mort comme politique. L’idée que faire de la politique implique de tuer ses opposants (et de s’exposer à être tué). De Warme Winkel incite le spectateur à sortir de son enlisement dans la mythologie morbide du héros. L’humour de Charlot vise à faire rire, c’est une exaltation de la vie.
Le romantisme du début du 19e siècle a thématisé le sublime en politique, reprenant l’exaltation révolutionnaire et la sublimité de la Terreur et les disséminant au 20e siècle, dans un amour historique de la violence politique. La mort est la continuation de la politique par d’autres moyens. La notion même de sublime politique est intrinsèquement fasciste. Il est temps d’arrêter cette irrésistible ascension de l’héroïsation sacrificielle, partie émergée de l’iceberg, avec son cortège de cadavres.
Jean-Jacques Delfour
Garvilo Princip de et par De Warme Winkel, collectif néerlandais basé à Amsterdam, formé par les acteurs Mara van Vlijmen, Vincent Rietveld et Ward Weemhoff. Vu au « Théâtre de la cité Toulouse Occitanie » le 11 octobre 2019 dans le cadre de la Biennale des Arts Vivants www.labiennale-toulouse.com