Née en 1999, je n’ai pas connu la naissance de la free party dans l’hexagone. Pourtant, ce sujet ne cesse de me poser un certain nombre de questions. Pourquoi, alors que les free-parties les plus récentes ont agglomérées des milliers de personnes, ces rassemblements sont-ils encore perçus comme un mode d’expression de la marge ? Quels sont les outils des acteurs et actrices de ce large mouvement ? En partant de la violence qui s’est déversée à Redon, quand cette escalade répressive a-t-elle commencé en France ? J’essaie ici de retracer l’histoire de ce phénomène culturel et d’en comprendre la nature. Malgré un discours commun toujours tristement caricatural, la free party s’est progressivement généralisée à de nombreuses couches sociales et son imaginaire a été repris dans une logique de marché. Je ne ferai pas ou peu mention de la consommation et de la vente de drogue car le sujet a déjà été suffisamment traité.
« Voilà comment naissent les mirages : par la grâce de qui les regarde. »
Malarrosa, Hernán Rivera Letelier (2011).
Le bilan de la répression policière de la free party organisée à Redon en Bretagne la nuit du 18 et 19 juin 2021, ne quitte pas nos esprits : 100.000 euros de matériel détruit, une main arrachée pour un jeune de 22 ans tandis qu’un autre a perdu ses doigts. L’enquête de Mediapart [1] qui a corroboré la responsabilité de l’État catapulte un pavé dans le débat public alors que les termes de « violences policières » et leurs enjeux émergent seulement depuis quelques années. Le 31 décembre une rave party à Lieuron près de Rennes a réuni 2 500 participant.e.s. Au total, plus de 1 600 verbalisations ont été adressées, selon un tweet de Gérald Darmanin. Plusieurs personnes ont également été placées en garde à vue, tandis que le procureur de la République, Philippe Astruc, annonçait dans un communiqué la possibilité d’une peine « de 10 ans d’emprisonnement » pour les organisateur.ice.s présumé.e.s [2]. Suite au drame de Redon, les médias « mainstream » ont sorti des papiers sensationnalistes ponctués de phrases tire-larmes telles que « une main arrachée pour avoir voulu danser » [3]. Par le prisme d’une expression choc, on évince tout un historique de répression ainsi que le contexte actuel de renforcement des lois sécuritaires.
La free-party : une histoire officielle méconnue, une histoire de vies
La fièvre chevillée au corps
Nous n’avons pas le privilège de ceux,
dont la bouche a forme de rond de serviette
qui font rimer leur estomac
Et la langue du feu,
scie mes hanches
Un tambour se tord
Dans les convulsions fermées
Une longue respiration comme un cri
Mais mes mots, mes mots
n’ont jamais su.
Ah ça !
(Zoé Picard, Poèmes)
Alors que le mouvement de la rave party est apparu en France il y a maintenant plus de trente ans, le silence et la désinformation médiatique qui l’entourent ont façonné l’image d’un phénomène marginal et boueux réservé aux outsiders. En faisant abstraction des magazines tels que Trax ou Electro Magazine, la lecture des médias est celle de l’affect : diabolisation des excès ou valorisation d’un soit-disant « dyonisiasme » contemporain. C’est aussi le cas dans la recherche universitaire. Cela me rend perplexe de voir des chercheuses comme Anne Rioche dans son article Rave New World [4], comparer les ravers à des créateur.ice.s d’une nouvelle cosmogonie : « L’un, Dieu unique, le tout multiple. La rave repose sur une certaine vision panthéiste du monde comme une totalité. Il s’agit de retrouver l’unité primordiale en réunifiant ce qui a été séparé : terre, ciel corps, esprit, féminin, masculin. L’un est un principe créateur, le lieu symbolique de l’Être, centre cosmique, ontologique de la révélation, médiatrice pour élever par la connaissance à un niveau d’être supérieur. »
On ne sait pas vraiment ce qu’est « l’unité primordiale » et je me demande si l’on peut utiliser des références proches du chamanisme pour un mouvement qui a pris racine dans le punk britannique.
Mon oncle a participé au mouvement quand il était encore embryonnaire. Il en parle comme on raconte nos histoires de vie : « A l’époque les flics savaient même pas que ça existait, on se foutait sur un lopin de terre et on faisait ce qu’on voulait pendant des jours. On devait être une centaine en France, on distribuait des flyers et tout le monde se connaissait. Il fallait parfois traverser la France, on n’avait pas de portables. On se débrouillait. Des camions remplis d’anglais.e.s bourré.e.s d’acide arrivaient en plein milieu d’un champ. Personne ne le savait. Il y avait quelque chose de fou. Maintenant tout le monde va en teuf. Le dernier fils de bourgeois va y aller tout les week-ends et se défoncer avec des drogues de synthèse. ». Il y a quelques semaines, j’ai rencontré quelqu’un qui était à Redon cette nuit de juin. Son meilleur ami s’est fait arracher les doigts par la police. « Bien sûr que je vais retourner en teuf malgré ça. J’y retourne la semaine prochaine si il le faut » m’a-t-il dit.
Ce ne sont plus les free parties que celle que mon oncle a expérimentées. Apparemment les nôtres ont une sacrée gueule de bois. Mais il subsiste quelque chose de l’ordre de la passion, du souffle. Ce n’est pas un phénomène qui s’est étendu uniquement par besoin de fusionner par la fête. Celui-ci s’inscrit dans une interaction avec les institutions et notre histoire contemporaine. L’ouvrage Free party - Une histoire, des histoires (2013) de Guillaume Kosmicki [5] est une compilation de récits personnels de teufeur.euse.s. Les expériences individuelles sont la seule représentation à laquelle on peut s’agripper pour un mouvement qui n’a pas d’histoire officielle : les sound systems [6] n’ont pas de blogs ni de sites internet et les archives sont rares. Ce livre montre que, sans avoir la prétention d’un rôle politique hégémonique ou d’un « tout multiple panthéiste » [7], la free party a changé la vie de milliers de personnes. Elle a influé des trajectoires individuelles et des expressions culturelles.
« We had a dream » [8] : Les prémisses du mouvement
« Ils me disaient que la nuit et le jour étaient tout ce que je pouvais voir ;
Ils me disaient que j’étais enfermée dans l’enclos de mes cinq sens. »
William BLAKE Visions des filles d’Albion.
La naissance des sound systems en Grande-Bretagne
1977 : le mouvement punk déferle sur la Grande-Bretagne avec les Sex Pistols et leur album Nevermind The Bollocks. Sid Vicious et ces autres comètes à piercings imposent un paradigme culturel teinté de contestation politique et de nihilisme existentiel. Au début des années 80, le mouvement s’essouffle et en 1989, le mur de Berlin tombe. C’est la fin du système soviétique, alors que les bases de la révolution de 1917 sont depuis longtemps balayées par l’extension du marché, le gonflement de la bulle spéculative et les prémisses de la crise économique globale. Margaret Thatcher et son « gant de fer » sont au pouvoir en Angleterre. Celle-ci fait passer des lois assassines pour la vie nocturne : fermeture des boîtes à 2h du matin, interdiction de boire de l’alcool dans de nombreux endroits. L’entrée en boîte et les consommations coûtent très cher. Les patron.ne.s de boîte refusent de servir des verres d’eau, voire coupent l’eau des robinets pour pousser à la consommation. Sale temps pour les oiseaux de nuit !
C’est donc pour des raisons pratiques que certaines personnes commencent à déserter les clubs à partir de 1988. Le paysage culturel évolue sur les bases que les punks et les libertaires de tout genre ont posées en fondant dans les années 80 des communautés de travellers qui promeuvent des festivals gratuits à la mentalité do it yourself. Ces dernier.e.s s’inspirent des jamaicain.e.s adeptes de reggae, héritier.e.s de cette forme esquissée du sound-system. Comme l’écrit Laurent Tessier dans son article : Musiques et fêtes techno : l’exception franco-britannique des free parties [9] : « Formés en 1991, ils représentent déjà une sorte de deuxième génération par rapport à l’esprit du « summer of love » de 1988. […] Or c’est leur courant qui va largement s’imposer dans les free parties britanniques puis françaises, leur donnant leur côté dur, sombre, introspectif, à l’opposé du communautarisme doux et joyeux des hippies. »
En 1994 le gouvernement britannique promulgue le Criminal Justice Bill (CJB), qui vise à interdire les rassemblements de plus de dix personnes devant des « repetitive beats » sous peine de trois mois de prison minimum. Toujours pour passer entre les mailles de la répression, les pionner.e.s du mouvement anglais s’expatrient en France. Le pays est alors en pleine période d’ouverture culturelle sous la présidence Mitterrand et la police française n’est pas préparée à ce raz-de marée. Comme on voit, ce n’est pas une bande d’illuminé.e.s qui cherchent frénétiquement à conquérir de nouveaux territoires d’hédonisme en terre capitaliste. C’est un mouvement essentiellement né en réaction aux lois gouvernementales et pour des raisons économiques. Ces amateur.ice.s de techno ne se regroupaient pas seulement sur des bases idéologiques de contestation d’un ordre social. Comme le dit en substance l’un des membres des Spiral Tribes "Margaret Thatcher nous as dit qu’il n’y avait plus de société et nous on en a recrée une". C’est plus tard que toute une sous-culture en opposition à la marchandisation de la fête va se constituer en promouvant une éthique de l’anti-consumérisme et de l’anonymat social.
L’apparition du mouvement en France
C’est donc deux ans après les débuts de la rave party en Angleterre que ces défricheur.euse.s de soirée commencent à arriver ici. Il est difficile de situer la première rave party en France. C’est sûrement celle organisée dans un théâtre au fond du parc du Collège arménien à l’ouest de Paris par Manu Casana et Luc Bertagnol, des membres de l’association Rave Age qui deviendra le premier label techno français. Rave Age organise ensuite en septembre 1990 une rave au fort de Champigny. C’est une première car elle réunit plus de 2000 personnes. Jérôme Pacman, DJ, expliquait à Trax Magazine [10] : « On avait l’impression de réinventer quelque chose, d’écrire le futur. »
C’est le début de la « house nation » et l’éclosion de ses promesses. En 1992, la techno peut atteindre jusqu’à 160 BPM [11] c’est le début de la hardcore [12], suivie ensuite par la trance [13]. Les soirées se multiplient et se spécialisent. Des sound systems comme Psykiatrik, Marlous et OQP se forment peu à peu et le mouvement commence à s’organiser. On crée maintenant des listes de diffusion pour se contacter : « Les plus actifs furent L663 puis Coll Sound (pour Collective Sound System). Les teuffeurs vivent dans le fantasme de l’égalité de tous les membres entre eux, qu’ils soient participants ou organisateurs. Donc les forums des sites étaient organisés de telle façon que tout le monde puisse intervenir au même niveau. La culture libertaire aidant, aucun système de filtrage ou de hiérarchisation des messages ne fut installé. On est donc dans un mode de communication à plusieurs centaines dans le tout horizontal. Les mailing lists reçoivent toutes les réactions et les répercutent à tous. » (Les interactions entre raves et législations censées les contrôler | Cairn.info) [14]
Le premier Teknival français a lieu le 23 juillet 1993 à Beauvais. Il est organisé par les Spiral Tribe, sound system britannique qui s’est expatrié en France en 1992 et a organisé les premières soirées sur le territoire. Mais aussi par Bedlam, l’autre figure britannique et les français.e.s Nomads. A ce moment là, la presse commence déjà à stigmatiser le mouvement mais les pouvoirs publics n’ont que peu de prise dessus. Le tournant s’effectue en 1995, alors que Jean-Louis Debré est ministre de l’intérieur. La Direction Générale de la Police Nationale sors une circulaire intitulée « Raves, des soirées à haut risque ». Le motif central est la consommation de drogues, épine d’un Etat français qui a l’une des politiques les plus prohibitionnistes d’Europe en la matière. Empêtré dans les contradictions qui résultent du refus de mettre en place une politique de réduction des risques, les pouvoirs publics publient cet arrêté qui permet aux maires d’interdire ces manifestations. Cette circulaire ne s’adressait pas aux free parties, qui ne demandaient jamais l’autorisation mais plutôt à des événements de type rave, où les organisateur.ice.s étaient plus enclin.e.s à se mettre en accord avec la loi.
En effet, les free parties privilégient le troc et la donation alors que les raves fonctionnaient sur un but plus lucratif. De plus, les participant.e.s de free parties étaient en plus grande partie des travellers sans travail salarié régulier avec une vision nomade de l’expansion du phénomène techno. Alors que les deux mouvements étaient jusqu’alors très proches, l’arrêté de 1995 signe une réelle scission entre eux. De nombreuses rave parties ont été annulées.
A contrario, les free parties, plus difficiles à trouver, se sont radicalisées dans leur discours et leur esthétique (port d’habits militaires, flyers aux allures de tracts de propagande, etc.). Une nouvelle génération de sound system apparaît : Impakt, Teknocrates, Furious, Corrosifs etc. Celle-ci est tournée vers le hardcore et la musique dure. Par voie de conséquence, les participant.e.s de rave se sont tourné.e.s vers les free. Encore une fois, on constate que la répression a été l’un des facteurs de radicalisation du mouvement.
Zoé Picard
Les photos utilisées pour cet article sont l’œuvre de la photographe arménienne Rebecca Topakian qui immortalise les nuits gabber avec un flash isolant dans sa série Infra (2015-2019).
(A suivre)