Si nous croulons sous des informations abstraites et générales sur les autres, les étrangers, nous sommes plutôt en manque d’expérience vivante. Rencontrer l’altérité sans la ramener à des représentations stéréotypées est difficile. Rencontrer l’autre implique d’être assez altéré mais aussi de rester suffisamment soi-même. L’autre flotte entre familiarité et étrangeté, conservation et altération.
La Cie Kamchatka propose une expérience de l’autre, au sens d’un bouleversement contrôlé de son propre être-au-monde. L’errance en forêt crée une rupture avec le monde quotidien. L’activité des comédiens est ésotérique, comme s’ils parlaient une langue inconnue, pratiquaient des rituels mystérieux (résurrectionnels ?), usaient d’objets musicaux insolites, sans âge, anciens et impossibles à situer dans le temps. La suite offre, de manière quasiment magique, un bal, joyeux, parodique et naïf, comme une forme universelle simplifiée mais invariante, épurée, une essence, une esquisse. Ces micro-contradictions contribuent à une expérience de la beauté fondée sur l’impossibilité de synthétiser complètement les vécus articulés sur les signes artistiques.
La simplicité des moyens, la douceur des transitions, la musique venant de nulle part, tous ces aspects offrent une représentation pacifiée de l’autre, une image apaisée de l’étranger. Ils vivent dans la forêt, ce sont des sylvains, des êtres fantastiques. Ils évoquent les Tziganes, la culture yiddish, les migrants – c’est-à-dire des stéréotypes – bref, les parias des nations dominantes grâce auxquels celles-ci forment un contre-modèle.
Les micro-déplacements, les anomalies, les gestes bizarres dont le sens échappe, installent un objet phobique, une xénophobie qui est la cible de ce spectacle. Le récit interne est minimal : on a peur des étrangers parce qu’on ne les connaît pas (on reconnaît l’héritage des Lumières, l’immarcescible optimisme des partisans du progrès intellectuel, moral et social). L’ignorance est le prélude à la haine, la condition de la phobie. Cependant, on ne voit pas bien comment les xénophobes sociaux, réels, pourraient être modifiés par ce jeu sur les représentations. Un antisémite convaincu peut fort bien y trouver matière à son moulin xénophobe.
Que vaut l’hypothèse selon laquelle l’aspect ludique pourrait glisser vers une intention pédagogique ? Pourtant, s’il suffisait de montrer les autres (dans la simplicité de leur vie) pour que cesse la peur qu’ils suscitent, cela se saurait. Comme à l’accoutumée, ne viendront à ce spectacle et n’en repartiront éclairés par la bonne lumière que celles et ceux qui sont déjà partisans de la bonne cause. Ce spectacle s’adresse à un spectateur xénophile, humaniste, antiraciste, libéral, tolérant. Cette boucle d’auto-référence ne disqualifie pas la proposition, globalement séduisante. Le charme du bal final tient aussi à l’optimisme increvable implicitement promu par la « morale » immanente du spectacle. Voilà qui fait apparaître une autre hypothèse.
L’impression d’avoir débarqué dans un Shtetel qui aurait survécu à la déportation vers les camps de la mort ou à la Shoah par balles, suscite un sentiment résurrectionnel. Le théâtre, le cinéma, proposent aussi une négation heureuse de la catastrophe, comme si l’œuvre faisait résurrection, comme si la croyance en l’existence de l’art - le mythe de la création - était assez puissante, prenant appui sur les corps festifs, vivants, capables d’ouvrir à nouveau l’horizon de l’avenir, l’horizon d’une histoire sans tragédie ou du moins qui essaye de répondre à la demande du passé d’être vivifié, intériorisé. Comme s’il fallait reconnaître le passé afin qu’il devienne une nourriture pour l’avenir et facilite ainsi la réouverture du présent.
Le passé ressuscité peut très bien être un bloc d’abyme infini, impossible à soulever. Sauf à attraper dans ce passé des moments de bonheur, comme un bal indéfiniment interminable, mental et chorégraphique, mais aussi physique en chair et en os. Moments de bonheur, comme si les spectateurs, bien vivants, acceptaient implicitement de s’identifier aux Juifs des Shtetels, des ghettos, et les portaient symboliquement dans l’existence présente. Le spectateur, sans effort autre que celui d’accepter de danser dans l’herbe, sous les loupiottes traditionnelles dont l’obscure clarté semble traverser les lieux et les temps apparemment éloignés, soutient avec un amour alizéen la tentative de résurrection de ce monde-là.
Jean-Jacques Delfour
Crèdits photos : Sònia Nieto, Jean-Alexandre Lahoscinsky, Vincent Muteau, Pep Companys, Michael Cardow, Per Rasmussen, Jean-Pierre Estournet.
ALTER - Cia. Kamchàtka - Teaser català from Cia Kamchàtka on Vimeo.