Le phénomène majeur est le traumatisme collectif que presque toute la société a subi, avec une violence relativement nouvelle. Ce traumatisme multiforme articule la peur de la peste covidienne, l’opacité des vaccins, les violences intrinsèques aux différents confinements. Et surtout la contrainte de casser soi-même sa vie sociale et de se taire sur les pertes subies. Un immense viol mental.
Les acteurs des arts de la rue ont tous eu affaire aux conditions de double contrainte exigée par le gouvernement. Aggravée par la négation de leur métier qui ne peut exister et vivre que dans les espaces publics, ouverts, libres. Le confinement a transformé les espaces sociaux en un immense labyrinthe quasi-carcéral, croisant des frontières invisibles, suscitant une ségrégation multiple.
Le plaisir du spectateur des arts de la rue suppose certes une implication plus élevée. Mais il y a une différence de degré plus que de nature entre le spectacle bourgeois et celui des arts de la rue. Dans tous les cas, la proposition présuppose un sol général pacifique minimal, en deçà duquel plus rien n’est possible. Les ravages de la guerre à canon ont tendance à masquer les effets sociaux et psychologiques dans les zones qui forment « l’arrière ». La drôle de guerre contre un ennemi imaginaire et contre un virus bien réel a fait des victimes : des étudiants qui ont cédé à la pression suicidaire et énormément de dépressifs.
Il est donc urgent de restaurer la sociabilité d’avant l’autoritarisme tous azimuts. La brutalisation étatique de la société, les souffrances du corps social, exigent des soins sociaux.
La fête est le moyen le plus commun pour rétablir du lien social. Car elle est aussi un spectacle : le groupe social se contemple lui-même dans une image active, vivante. Divisé par le travail, l’habitat et les activités, le peuple a besoin de s’unifier, c’est-à-dire de construire une unité politique sur la pluralité sociale (c’est pourquoi, il est prévisible que le gouvernement continue d’utiliser tous les moyens disponibles pour scinder le peuple en fragments, séparés et hostiles). La fête est à la fois un spectacle et la négation du spectacle : participer à la fête, c’est agir directement, créer ensemble de l’événement festif qui se montre, qui devient spectacle sans cesser d’être fête.
D’où la fréquence des propositions qui consistent à organiser une fête, sans autre contenu que ce soit, une forme festive pure, une fête qui consiste à participer et, de l’autre côté, à regarder cette participation (cf. le spectacle-fête du Parti collectif, une parodie de la Fête de l’Huma). L’enthousiasme est à la fois un vécu direct, dans un rapport irréfléchi à soi, et est posé comme matériau d’une représentation, qui se tient hors de moi. Toujours cette structure bivalente du vécu immersif, émotionnel, et de ses mises en représentations distanciées.
Un autre aspect (qui ne s’oppose pas au regard brechtien) : la facilité apparente avec laquelle les publics ont repris, malgré l’invasion sécuritaire, les bonnes vieilles habitudes (il y a là une sorte de déni, le désir de n’avoir pas vécu toute cette violence socio-politique). En revanche, aucun refus de l’encagement du festival dans le centre-ville. Les années de plomb sanitaires et terroristes, les « états d’urgence » pléthoriques, l’autoritarisme gouvernemental, les violences policières, forment un contexte et une atmosphère exécrables, qui posent une question que certains jugent lancinante : comment assumer la revendication absolument légitime d’une pratique artistique critique, voire simplement libre, et l’acceptation par ailleurs des violences sociale et politique des classes dominantes ?
En réalité, il n’y a là aucune contradiction : l’art peut tenter de vivre dans n’importe quel contexte (même les plus violents – cf. par exemple la vie culturelle à Theresienstadt, un village-camp « Potemkine » nazi). Le problème est de savoir jusqu’à quel point on peut, comme citoyen et/ou artiste, tolérer la violence des classes dominantes. La lutte (qui suppose une certaine puissance d’agir et de penser) peut se dérouler dans plusieurs sites : la vie quotidienne, les lieux de travail, les lieux officiels d’arts etc. Les problématiques restent structurellement les mêmes.
Le problème concerne aussi la forme de la souffrance. Le stress face à la maladie covidienne présentée comme une peste contemporaine, la mortalité des plus vieux, les confinements absurdes et asociaux, ont provoqué un immense stress post-traumatique collectif, qui fait l’objet d’une dénégation doublement violente. En effet, le gouvernement imposait l’exigence de suspendre la vie sociale et de rester cloitré chez soi ; tout en exigeant de nier cette souffrance de la perte de la sociabilité vivante. Les moyens numériques révélèrent leur impuissance à se substituer aux formes en chair et en os. Il apparut que l’enseignement à distance était un échec quasi total, qu’il est malsain de vivre connectés, c’est-à-dire séparés les uns des autres en se contentant de « communiquer ». On ne peut supporter la communication numérique, toujours éloignée, en absence, que grâce au maintien des liens vivants, c’est-à-dire la présence, le corps, la vie avec autrui en face et à ses côtés.
La panique qui en a résulté tient beaucoup à l’atmosphère de violence contre la société civile, contre les manifestants matraqués, méprisés et humiliés, de violence contre les pauvres, les retraités, les artistes, les travailleurs, les jeunes, tout cela pour satisfaire aux exigences exorbitantes de classes dominantes très capitalistes et jamais en repos.
Toute cette violence saisit aussi les artistes, et particulièrement ceux de la rue. Des demandes contradictoires leur sont adressées : rassurement, défoulement, renforcement, stimulation, bref des sources d’énergie sociale et politique, des expériences vivantes, capables, idéalement, de combler le manque historique et collectif de l’autre, la solitude forcée, de rendre à nouveau possible le trouble de penser et le vertige d’exister, sans sombrer dans l’angoisse. L’extravagance a besoin, comme de son autre par la médiation duquel elle advient, d’un monde « normal » vers lequel il est possible de revenir, après l’explosion créatrice, la panique joyeuse, le désastre bienheureux, bref, l’expérience de l’art.
À SUIVRE
Jean-Jacques Delfour
Alter de la Cie Kamchatka
Nd Th du Phun
À venir
Théâtre Posthume, de la Cie Microsillon
Molar, de Quim Bigas,
Monique sur les crêtes par la Cie Belle Pagaille
Respire de la Cie Les filles du renard pâle