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Expositions immersives : nouvelles formes ou innovations accessoires ?




Personne ne peut y échapper. En ce moment, la nouvelle tendance artistique et culturelle est aux œuvres numériques immersives. Atelier des Lumières, Team Lab ou encore Carrières de Lumières, leur principe ? Projeter des œuvres numérisées sur de multiples écrans au format XXL, sur lesquels elles s’animent en musique, parfois en fonction des gestes du visiteur, pour une « immersion totale ». La promesse alléchante d’un nouveau support artistique, qui mérite néanmoins réflexion. Direction l’Atelier des Lumières à Paris, pour l’exposition Terra Magnifica de Yann Arthus Bertrand. Une compilation de photographies souvent aériennes, tirées de documentaires réalisés aux quatre coins du monde et soulignant son immensité.

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières

En quoi ce nouveau support change-t-il notre perception d’une œuvre ? Cette technologie peut-elle se mettre au service de l’art, et bientôt remplacer ses formes traditionnelles ? Puisque écrire pour un média culturel, c’est aussi décrypter ce que chaque médium peut apporter à une œuvre, le débat mérite d’être lancé.

Le principal atout de l’Atelier des Lumières, ancienne fonderie industrielle, c’est sa surface et hauteur de plafond impressionnantes. Avec 3 300 m2 et jusqu’à 10 mètres de hauteur à disposition, d’emblée, le lieu en impose. À mon arrivée, la séance de projection (30 minutes en tout) a déjà commencé. J’attendrai la prochaine pour m’y plonger. Pour le moment, je ne sais pas où donner de la tête, et ai du mal à rester concentrée. Les écrans sont nombreux et ne projettent pas tous les mêmes images. Certains ont choisi de profiter de la projection assis par terre, d’autres, depuis le point de vue surélevé du grand escalier. Je ne sais quelle option choisir, mais commence par celle qui offre une vue dégagée sur l’exposition.

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières

Promesse immersive : un potentiel frustrant

Perchée en haut de mon escalier, je n’ai pas réellement l’impression d’être immergée au cœur des photographies, mais plutôt d’en être tenue à distance. Les écrans géants qui m’entourent et les images qui s’y animent ne parviennent pas à capter totalement mon attention, ni à me donner un sentiment complet d’immersion. Le ressenti reste identique à celui que donnerait une projection classique sur écran géant. Comme au cinéma, la taille de l’écran met en valeur les images et sert logiquement leur propos, soulignant l’immensité de la planète et de l’humanité. Pour autant, le medium de l’écran laisse toujours une distance entre le public et l’image, et empêche la promesse immersive d’être totalement tenue. Sans être réellement intégré au cœur des images, le visiteur assiste à leur défilement et leur animation sur les différents écrans qui l’entourent. Rien de révolutionnaire ni de transcendant donc, puisque les projections sur écran géant sont loin d’être une nouveauté.

Descendue de mon escalier, je me rends rapidement compte que l’on profite mieux de l’expérience depuis le sol, qui s’anime à mesure que les photographies défilent. Une intention louable et très bien vue de la part de l’Atelier des Lumières, mais la technique n’est pas encore tout à fait aboutie ! On rêverait d’un sol qui puisse réellement donner l’impression de fouler les paysages projetés, mais faute de rendu en relief, les animations trop plates n’y parviennent pas. Pas d’immersion totale pour tout de suite, plutôt l’esquisse de ce que ce nouveau support artistique pourrait devenir. À l’heure où les évolutions technologiques sont de plus en plus rapides, la technique utilisée (technologie AMIEX®) semble pouvoir compter sur quelques améliorations. Réalité virtuelle ou images en plusieurs dimensions, les possibilités sont multiples : peut-être assistons-nous aux prémices de ce qui modifiera notre rapport à l’art. Si l’initiative ne parvient pas encore à tenir sa promesse, pourquoi pas demain ? Ce nouveau format artistique a du potentiel, et il pourrait apporter beaucoup s’il était exploité pleinement.

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières


Une autre façon d’appréhender l’œuvre

Plus concentrée pendant la deuxième séance, je me laisse emporter par la projection. Côté immersif mis à part, les images capturées par Yann Arthus Bertrand restent magnifiques, et intelligemment mises en valeur par la superbe musique d’Armand Amar. La mise en scène est au service du propos : alors que la mélodie se fait plus intense, les séquences d’images sont de plus en plus prenantes. D’abord succession de paysages aériens imposants par leur beauté et leur taille, elles s’attardent ensuite sur la trace que l’Homme peut y laisser. Graduellement, on passe de scènes d’agriculture traditionnelle à la création de mégalopoles, dans une ambiance presque menaçante.

Un sentiment paradoxal pèse : l’immensité du monde et la petitesse comparée de l’Homme d’un côté, la place qu’il prend et l’immense impact de ses créations de l’autre. Comme un film, grâce à quelques enchainements intelligents, les écrans mettent en opposition les créations naturelles et humaines, et le monde qui les sépare : à l’autre bout de la planète, une jeune fille se déplace à cheval, tandis qu’une imposante moto apparait sur un autre côté de l’écran. Un voyage dans le temps et l’espace, qui sonne comme un appel à ralentir cette course frénétique au développement. Le message est efficace. Mais est-ce dû à la force des images ou au format utilisé pour les exposer ? Aurais-je ressenti la même chose si je les avais admirées à travers un simple cadre, accroché au mur ? Qu’est-ce que ce support apporte aux formes artistiques traditionnelles ? Ici, l’utilisation de la musique et des écrans géants permet d’accentuer le côté démesuré du développement humain. Un propos qui aurait été moins flagrant sur de simples tirages. Mais rien ne dit que cet avantage se serait prêté à un autre type d’œuvre ou d’exposition.

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières

Malheureusement, le support a tendance à prendre le dessus sur les photographies, et à laisser dans l’ombre leur intérêt propre. Avec tant d’images diffusées en même temps, difficile de prendre le temps de les regarder correctement, de s’attarder sur la composition, le cadrage ou les couleurs. Les écrans géants rendent les détails mieux visibles, mais ne permettent pas de prendre du recul sur la forme globale de la photographie.

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières

Vers l’ère du « divertissement artistique » ?

Au-delà du questionnement sur l’efficacité du support, les expositions numériques immersives ravivent plusieurs débats éternels et philosophiques sur les fonctions de l’art. En se démarquant volontairement des musées traditionnels, ces « centres d’expositions numériques » prennent le pari de rendre l’art accessible à tous en le rendant plus attractif, plus ludique. Une volonté louable qui ouvre les portes de la culture à un public qui ne s’y intéressait pas forcément. Suivant ce parti pris, les expositions immersives ne visent pas à apporter aux œuvres des éléments de contexte ou historiques. Elles restent de simples démonstrations esthétiques sans enseignement, un dispositif grandiose qui attire plus pour la forme que pour le fond. Les images s’y succèdent, privées de contexte et de sens. On ne les regarde pas vraiment, ou d’un œil distrait. On est venus admirer la prouesse technologique, mais peu de place est laissée à la réflexion. Pour Terra Magnifica, les images sont fortes et la réflexion se passe de mots. Pourtant, des éléments d’explication ou des chiffres se seraient bien prêtés au propos de l’exposition. Un manque qui se ferait d’autant plus ressentir lors d’une exposition qui aborderait des thématiques plus complexes.

En proposant une mise en scène des œuvres d’art, ce genre d’expositions tend vers le gadget et le marketing. Sommes-nous entrés dans une ère où l’art aurait forcément besoin d’être mis en scène pour être regardé, pour attirer ? Ce nouveau format touche-t-il davantage à l’art qu’au divertissement, à l’entertainment ? La réponse tient à ce que chacun perçoit avec le concept d’« Art » : une fonction esthétique désintéressée visant à stimuler les plaisirs sensoriels et parfois fournir une expérience hors du commun, ou plutôt une fonction intellectuelle, visant à engendrer une réflexion sur le réel. Va-t-on au musée pour profiter d’une expérience esthétique divertissante, ou pour acquérir des connaissances nécessaires à une réflexion plus poussée ? En réalité, cette dichotomie n’est pas toujours pertinente puisque les deux concepts sont parfois enchevêtrés : l’art peut en être réduit à un divertissement, lorsqu’il détourne du quotidien sans donner à réfléchir. Cest exactement ce à quoi on assiste dans cette exposition numérique « immersive » : brouillant les frontières, ce nouveau format pourrait être qualifié de « divertissement artistique ».

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières

L’importance du mélange des genres

Si ce support reste intéressant pour sublimer les œuvres dont le contexte est déjà connu du visiteur ou pour l’introduire à l’art et l’inviter à aller plus loin, il ne peut fonctionner qu’en coexistence avec les musées traditionnels, permettant une analyse et une compréhension plus approfondie des thématique abordées. Leurs offres sont toutes deux nécessaires. L’initiateur de l’Atelier des Lumières se défend d’ailleurs de viser à remplacer l’offre des musées traditionnels, expliquant plutôt vouloir proposer une autre expérience de l’art.

Aller au musée en mettant de côté son sérieux pour vivre une expérience originale, pourquoi pas, mais à condition que la promesse soit tenue ! Dans le cas de Terra Magnifica, rien de réellement bouleversant du côté sensoriel. Trop pauvre proposé seul, ce genre d’expérience gagnerait à être associé à un aspect pédagogique et réflexif, pour aboutir à une forme artistique permettant d’acquérir des connaissances. Une façon de résoudre efficacement l’apparente opposition entre les fonctions de l’art citées précédemment. Plus que jamais, la recherche de nouvelles formes artistiques passe par le mélange des genres.

Julia Inventar

Images © Atelier des Lumières et Julia Inventar

Terra Magnifica Yann Arthus Bertrand - Atelier des Lumières

Exposition Terra Magnifica, vue le 24 octobre à l’Atelier des Lumières, 38 rue Saint-Maur 75011 Paris. Photographies de Yann Arthus Bertrand, musique d’Armand Amar. Du 19 octobre au 4 novembre 2018, de 18h à 23h

https://www.atelier-lumieres.com/


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