Ami lecteur, je ne vais pas encore une fois te faire le coup de la sortie familiale. Exit les réactions de mes filles rebelles-adolescentes ou de mon amoureux râleur-curieux. Aucune mention non plus d’éventuels amis tapis dans la salle. Cette fois, je souhaite partager avec toi une expérience théâtrale sensitive en tête-à-tête. Un temps suspendu « inédit et troublant ». Tu penses que je me complais dans la peau d’une précieuse ridicule ? Que non, je me repais de cette corée-graphie suave aux esprits curieux.
« On finit toujours par devenir un personnage de sa propre histoire ». Jacques Lacan.
Voilà l’affaire qui nous occupe : L’Empire des lumières.
Accroche numéro 1 (digne de certains textes critiques pour te faire fuir avant d’arriver à la porte du théâtre). Dans un style précieux, crâne et froid je présenterais ainsi la pièce : Adaptation du roman de Kim Young-Ha (au titre éponyme ) et mise en abyme théâtrale de la dichotomie existentielle « illusion/ vérité » sur fond de culture coréenne.
Accroche numéro 2, dans un style poétique, sensible et humaniste : Adaptation libre et créative du roman de Kim Young-Ha, L’Empire des lumières. Invitation à l’ introspection sur une mélodie coréenne (à choisir pour adoucir ton scepticisme à la lecture de la note d’intention).
Un phénomène étrange se produit lors de mes investigations.
Quand tu tapes L’Empire des lumières dans un moteur de recherche, tu tombes sur un célèbre tableau de Magritte, œuvre surréaliste inscrite dans la mémoire collective, dont nous ignorons souvent le titre et la portée.
Ce tableau m’a toujours fascinée par son mystère. De prime abord aucun lien évident ne semble relier cette œuvre et la pièce montée par Arthur Nauzyciel. Pourtant, sur la toile comme sur scène se confondent mensonge, vérité, illusion, réalité. Je découvre des personnages en proie aux mêmes dilemmes.
Arthur Nauzyciel a créé à Séoul, en 2016, L’Empire des lumières, best-seller de l’auteur coréen Kim Young-ha, chef de file d’une génération d’écrivain·es qui développe une vision critique et mélancolique de la Corée du Sud. Présenté en 2017 à Rennes, il fut l’un des succès du Festival TNB. Avec cette reprise, cette saison débute une grande tournée. Arthur Nauzyciel et Valérie Mréjen adaptent le récit en intégrant d’autres matériaux, comme les souvenirs des interprètes. Au cœur de la distribution originelle, 2 figures très connues du théâtre et du cinéma coréens, l’acteur Ji Hyun-jun, et l’actrice Moon So-ri – fidèle du cinéma de Hong Sang Soo, et prix d’interprétation à la Mostra de Venise pour son rôle dans Oasis – acteur·rice que l’on retrouve dans Love’s End d’Arthur Nauzyciel. (Extraits de la plaquette de la Comédie de Valence et du site du Théâtre National de Bretagne)
Ombres et lumières sont omniprésents. Au sens propre et figuré. Sur scène, dans un camaieu de gris des vies coréennes s’écoulent. Personnages aux multiples facettes (je finis par les confondre), les fantômes du passé évoluent dans une économie de moyens. Gestes étirés. Rythme lent. Pendant ce temps sur des écrans géants en fond de scène et côté cour la vie coréenne s’étire. Prises de vue réelles de la ville, plongées dans l’intimité des protagonistes et extraits de dessins animés coréens se succèdent.
Une double narration s’opère. Une danse coréenne prend forme et m’entraîne. La question te brûle les lèvres. Qu’est-ce qui se joue pour nous spectateurs étrangers à cette culture ? Du tac au tac je dirais : Le mystère de nos vies confronté à la concrétude du quotidien et du béton. La petite et la grande Histoire se mêlent. L’empire des lumières est une pièce universelle. Je continue de chercher pourquoi quelque chose s’est transformé en moi après ce spectacle. Comme je ne suis pas à une contradiction près je te fais part d’une certitude. La magie du ressenti face à un geste artistique doit conserver une part énigmatique. Je n’aurais probablement jamais de réponse ficelée à te proposer. Il s’agit d’une expérience sensitive qui perdure une fois le rideau tiré.
Expérience « exotique » puisque la pièce est jouée en coréen surtitré deux heures durant. Tu soupires déjà. Tu te dis que tu ne t’infligeras pas cela. J’étais dubitative avant le spectacle, je souriais intérieurement en pensant « je ne vais jamais tenir... » Pourtant, la sensation est douce. J’entre dans un bain sonore mystérieusement fluide.
Je me laisse flotter au rythme des sonorités d’une langue inconnue. Ma culture coréenne se limite à quelques spécialités culinaires, des références cinématographiques ou des bribes de cours d’Histoire. Peu à peu j’entre en connexion avec les personnages. Je partage leur univers. Le courant passe à travers des lumières douces et froides. Dans mon esprit s’allume l’ampoule d’une introspection inattendue. Je dérive, je me décentre et me branche sur les « aventures » des protagonistes divisés par l’Histoire de leur pays, déchirés par leurs états d’âme.
Coréen ou français nos préoccupations d’humanoïdes sont les mêmes. Je partage le courant psychanalytique et existentiel qui traverse la scène. Qui suis-je vraiment ? Qui voudrais-je être ?
L’autre me connaît -il vraiment ? Que sais-je vraiment de moi, de mes désirs, de ce que je veux vraiment ? (la psychanalyse ne nous incite t’elle pas à essayer de savoir si ce l’on désire est ce que l’on veut vraiment.) Qu’ai je fait de mes illusions ? Comment la grande Histoire influe-t-elle sur ma petite histoire ? Cela me renvoie à des souvenirs intimes, comme les figures emblématiques des dessins animés de mon enfance.
Les extraits choisis par les comédiens, projetés sur scène pour illustrer les souvenirs des protagonistes, sont liés à l’Histoire d’une population divisée par un conflit politique. Des héros pro ou anti régime nord-coréen se succèdent. Le dessin animé devient un outil de propagande. Je suis convaincue de l’impact des dessins animés dans la construction de chacun. Ils nous ramènent à des rituels, des ambiances, des musicalités, des phénomènes d’identification avec les héros. Dans cette mise en scène tout concourt à atteindre l’âme du spectateur. Pour peu que tu acceptes ce voyage, le partage du sensible a lieu.
J’aimerais, cher lecteur, t’inciter à te rendre parfois seul au spectacle.
J’ai l’audace de te dire qu’il est salutaire d’oser pousser les portes d’un théâtre au hasard de la programmation. C’est encore mieux lorsque tu n’as aucun lien avec ce lieu. Cette expérience (plusieurs fois vécue par moi) permet d’appréhender un geste artistique avec une acuité totale et sans véritable attente. Ainsi tu pourras te demander ce qui se passe quand tu assistes à un spectacle vivant loin de chez toi, dans l’anonymat, sans affect pour ton voisin de siège, loin de l’ambiance festive des festivals.
J’ai assisté à L’Empire des lumières en solo à La Comédie de Valence. Je suis de passage dans la Drôme. Je saisis l’occasion pour découvrir des lieux culturels. Mi mai et déjà un air d’été prématuré. Une légèreté propice au lâcher-prise sans doute.
Le lieu est simple, l’accueil chaleureux. Je m’y sens bien... J’y reviendrai avec plaisir. Je m’y sens bien. L’atmosphère dans la salle est vivante. J’ai le temps d’observer le public. Lycéens en sortie scolaire, valentinois tout juste sortis du boulot ou du bistrot. Jeunes, vieux, vieux-jeunes. en couple, entre amis, en solo. La salle est pleine. Je suis rapidement transportée majgré moi. Surprise de ne pas m’assoupir, emmenée dans une échappée intérieure mais reliée aux autres humains autour par un fil invisible. Ce voyage dans l’imaginaire des deux Corées nous relie aux sentiments universels d’appartenance à l’existence, politique ou amoureuse.
Dernier point. L’Empire des lumières 2022 est une reprise. Jouée durant plusieurs saisons avant la crise sanitaire la pièce a dû évoluer, les costumes ont dû évoluer tout comme la Corée-graphie ou la bande son (je réalise que je l’ai passée sous silence ). Les comédiens ne sont probablement pas tous les mêmes... Je ne veux pas savoir. Je veux conserver la magie du voyage. Maintenir la sensation d’être incandescente et en lévitation.
Claire Olivier
Pour aller plus loin...
https://www.c-lab.fr/emission/tonnerre-de-brecht/lempire-des-lumieres.html
https://www.youtube.com/watch?v=fyik0wnQIi4
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/changement-de-decor/arthur-nauzyciel-3665690
https://www.t-n-b.fr/programmation/spectacles/lempire-des-lumieres