Il a fait vivre pendant 18 ans l’aventure collective d’un lieu consacré à l’art de la marionnette dans ce qu’il a de plus inventif et surtout voué à l’élaboration de co-créations avec les habitants de Villemur-sur-Tarn, près de Toulouse. Comme d’autres aventures généreuses et idéalistes, l’existence de ce lieu joliment intitulé Usinotopie, peu à peu asphyxié par une mentalité productiviste, managériale et consumériste, qui se répand jusque dans le service dit public, est sur le point de prendre fin. Toute possibilité de travail en vrai dialogue avec les habitants de villages et de petites villes de France est-elle aujourd’hui définitivement condamnée par la propension exponentielle à la consommation encouragée par le capitalisme ? Entretien avec Pierre Gosselin.
Vous avez consacré une partie de votre vie à la marionnette, au mélange des arts, à la rencontre de différentes formes artistiques et ça s’est concrétisé par ce lieu, l’Usinotopie....
En fait, cette histoire a commencé quand j’étais enfant ; lorsque j’ai appris à faire des marionnettes. J’ai découvert en même temps la fabrication de la marionnette et la conception collective de spectacles, avec une tante qui était professeure d’arts plastiques et m’avait initié à cet art. Et alors, bon, c’est resté comme ça longtemps, sans que je n’en fasse rien. Puis j’ai été un très jeune père avec une vie secouée de pas mal de remous. À cette époque, je me retrouvais régulièrement avec des potes pour des soirées souvent un peu arrosées et un jour j’ai proposé à tous ces potes qui étaient l’un ingénieur du son, l’autre informaticien... enfin, ils étaient tous dans des secteurs très différents et pas spécialement dans ce qu’on appelle le monde de la culture, de faire de la marionnette.
Je voulais monter quelque chose et je ne savais pas trop quoi faire. Alors je cherche un peu dans le répertoire de la Marionnette et je tombe sur la pièce Guignol et Satinette la petite diablesse de Pierre Gripari. On a fabriqué les marionnettes et on s’est retrouvés à répéter pendant plusieurs mois, on était huit derrière un castelet, pour présenter le spectacle à la fin devant nos enfants. Voilà, c’est la reconnection avec la Marionnette en tant qu’adulte, ça a été une grande réussite et j’ai eu envie de continuer. Du coup, j’ai cherché des compagnies professionnelles et me voilà tout d’un coup parachuté dans l’organisation du premier festival Marionnettissimo avec une compagnie très importante dans le secteur de Toulouse qui s’appelait le Clan des songes...
Quelles étaient à l’époque vos références en ce domaine ?
Les premiers chocs artistiques que j’ai ressentis, ça avait été des compagnies comme les Hollandais du Figuren theater Triangel qui inventaient des créations un peu sombres, étranges, c’était vraiment un choc artistique, ou encore le travail de Philippe Genty, des choses qui étaient vraiment au croisement de plusieurs arts, que j’avais pu voir notamment grâce à l’équipe du beau festival Marionnettissimo, à Toulouse, qui m’a vraiment très fortement motivé, inspiré et m’a donné envie de faire des choses avec d’autres artistes.
Et ça vous a aussi donné envie de créer un lieu...
Oui, à cette époque, dans les années 1990, j’avais monté ma compagnie. Avec le festival Marionnettissimo et la compagnie le Clan des songes, on partageait un grand local dans lequel il y avait des bureaux, des ateliers et une salle de répétition. Peu à peu cet endroit était devenu un lieu référent, de foisonnement, de bouillonnement permanent, où les marionnettistes venaient chercher des conseils. Et c’est là qu’est née l’envie de créer une vraie maison pour l’accompagnement de la création marionnettique. Ce que j’ai pu faire plus tard en 2005, quand j’ai eu l’occasion d’acheter une usine à Villemur-sur-Tarn, près de Toulouse. J’ai alors décidé de me lancer dans l’aventure de L’Usinotopie.
C’était dans le prolongement de la grande époque du renouveau de la marionnette en France, il y avait un désir de redonner des lettres de noblesse à cet art dont Alain Recoing était une sorte de patriarche national et il y a eu le moment où Antoine Vitez l’a invité à monter son castelet au Théâtre National de Chaillot. On commençait à regarder cet art comme une pratique importante et pas uniquement destinée aux enfants. On a recommencé à se poser la question des formes d’expression qui sont à côté du théâtre « traditionnel ». C’est ce mouvement qui nous a menés au théâtre d’objets et d’autres formes où les objets et les comédiens se mélangent, se rencontrent. Étiez-vous dans cette interrogation, ce bouillon de culture, où était remise en question ce que j’appellerais la hiérarchie des formes artistiques scéniques ?
Oui, dans les années 1980 et même un peu avant, c’était le moment d’une grande percée de la marionnette qui resurgissait tout à coup avec des textes d’auteurs, parfois de grands textes classiques et où d’autres formes s’inventaient. C’est quelque chose qui était tout à fait révolutionnaire pour l’époque où on avait jusque-là relégué la marionnette au monde de l’enfance. Il y a eu en effet Alain Recoing, avec Mister Punch , inspiré de Polichinelle, qui avait lui-même inspiré Guignol le vrai, celui de l’époque des canuts de Lyon, un Guignol révolutionnaire et satirique. De mon coté, en 1989/1990, je découvre la marionnette sous cet angle-là. À la base, moi aussi je la reléguais à l’enfance et c’est là-dedans que j’ai baigné jusqu’à ce que je découvre les autres aspects de cet art à partir de cette ouverture qui a bouleversé notre définition du théâtre. Il y avait le festival de Charleville-Mezière, et même Avignon où j’ai découvert le Figuren theater Triangel qui a chaviré le public. Oui, c’était l’âge d’or de la marionnette, c’est un moment très fort. Au point de départ, « marionnette » ça veut dire petite Marie, ça parle de religion, il y a ce côté jolies crèches animées à l’origine. C’est beaucoup en France que ce mot a subi cette réduction et c’est là aussi qu’ont eu lieu à cette époque pas mal de questionnements pour essayer de sortir de cette image qui collait trop à l’enfance.
C’est aussi un moment où cet art a retrouvé une force sociétale qu’il avait perdue, qu’il avait eue chez nous du temps du Guignol de Mourguet et ailleurs autour de la Méditerranée avec par exemple Karagheuz. Et puis, il y a eu de nombreuses inventions parmi lesquelles les géniaux Padox de Dominique Houdart, des marionnettes habitables créées à partir des personnages créés par Gérard Lépinois. Il y avait déjà eu dans les années 60-70 le Bread & Puppet qui était un bel outil de manifestation contre la guerre du Viet Nam et, pour qu’elle retrouve un rôle politique au sens grec, il faut que la marionnette sorte un peu des théâtres et même des castelets...
Oui, je me souviens aussi d’un moment où certains se sont mis à faire des marionnettes dans les bars, la compagnie les Rémouleurs notamment avec Ginette Guirole, un spectacle magnifique qui jouait dans les bars pour leur clientèle habituelle, c’est vraiment l’idée de « non public » : à la recherche du public. Donc quand on parle de marionnettes, le mot est un peu désuet, mais en fait, dans cette période précise de l’histoire contemporaine ça a pris une tout autre dimension. Il y a une sorte de complexe de la marionnette qui s’efface peu à peu. On élargit maintenant, c’est devenu très très large, on retrouve des formes plutôt insolites, inclassables, qu’on a assimilées à de la marionnette, mais qui sont en fait à l’endroit d’un renouveau du théâtre.
Il y a un aspect important de votre démarche avec l’Usinotopie, qui n’est pas seulement de réunir des artistes pour montrer leurs productions, il y a la construction d’une vraie relation avec les habitants... Dites-moi un mot de l’ambiance générale et de ce que vous avez souhaité qu’il se produise dans votre lieu en termes de rapport à l’art, aux artistes et aux gens entre eux par le biais de l’art. Est-ce que ça a créé des débats, des conversations, des rencontres ?
Oui, en fait, au départ, lorsque je participais au festival Marionnetissimo, ça se déroulait dans une grande ville, Toulouse, et là, que nous le voulions ou non, nous étions beaucoup plus dans une relation à la consommation de spectacle. Nous sommes donc arrivés à Villemur-sur-Tarn avec ma compagnie en 1998 et nous avons acheté la friche en 2005. Puis on a commencé à développer en 2006 des actions de création dans cette petite ville aux territoires très cabossés, avec des usines qui fermaient. C’était un pari. Il y avait deux choses importantes dans le projet de l’Usinotopie. D’une part le soutien, l’accompagnement de la création marionnettique, et d’autre part la mise en relation entre les artistes et les habitants. Notre grande question était : comment peut-on co-créer ensemble des projets ? Nous avons alors mis en relation les habitants avec cette création, de façon à ce qu’ils osent pousser la porte, qu’ils osent rencontrer les artistes. Ça a été une succession de projets et de tentatives sur 18 années, avec des moments très réussis et d’autres moins, bien sûr.
Vous diriez que c’est plus facile qu’avec le théâtre ? Qu’il y a a moins d’appréhension ?
Non, je dirais que ce n’est pas plus facile que pour le théâtre. Si ce n’est qu’il y a une porte d’entrée, on n’est pas encore tout à fait sortis de la marionnette destinée à l’enfance. On y est même toujours à fond. Donc, c’est notre porte d’entrée. Là où ça reste très compliqué, c’est de s’adresser à un public adulte. Ça reste encore compliqué aujourd’hui, surtout quand on travaille sur un territoire qui n’est pas sensibilisé à ça, qui n’est pas ouvert aux pratiques de l’art. Il faut vraiment faire un travail de sensibilisation des habitants.
En faisant le point, je me disais qu’il y a surtout une histoire de complicité. Complicité avec les collectivités, avec les représentants de la population, les mairies, les équipes municipales, les Dracs, les Régions, toutes ces institutions. Et, évidemment, complicité avec les publics. Il faut faire en sorte que tous deviennent complices de l’aventure. Il faut embarquer tout le monde, y compris nous-mêmes, dans ce grand voyage.
Est-ce qu’il y avait aussi un aspect pédagogique avec des stages, des ateliers,
ce qui permet aux gens de ne pas être simplement public, mais aussi pratiquants ?
Oui, tout à fait. On a fait beaucoup de choses de cet ordre. Nous avons notamment créé des « résidences de territoire », très importantes pour nous. Une fois par an, nous invitions une compagnie pendant deux mois pour élaborer une création avec les habitants. Donc, chaque année, il y a eu ça pendant plusieurs années, sur plusieurs thématiques, et cette création collective devait au maximum rencontrer la préoccupation des habitants. Donc, il y avait forcément rencontre, discussion, réflexion avec l’artiste, pour aboutir à des co-créations.
Plus de 200 projets de compagnies ont été accueillis en résidence de création, qui ont présenté des étapes de recherche, des spectacles en cours de création ou aboutis, avec par exemple les compagnies Coatimundi, Pigmalião Escultura Que Mexe, Les Philosophes barbares, Moving People, Le Printemps du Machiniste, Les Rémouleurs, l’Hypoféroce... Et la participation des écoles maternelles et primaires du territoire et du collège de Villemur (pensée spéciale pour Emilie Novak, Barbara Brozille, Antoine Bregeon et Sophie Bach).
Et quels sont les événements marquants pour vous, dans toute la durée de ces 18 ans ?
Ça a vraiment démarré en 2005, 2006. Parmi les événements très marquants il y a eu la création du Festival des Théâtres insolites. Ces Théâtres insolites, c’était vraiment la volonté de valoriser la marionnette dans sa forme contemporaine. Nous voulions essayer d’amener la population à pousser la porte, à être curieux. Et ce festival, nous l’avons réalisé en complicité avec les élus.
Nous l’avons fait à partir de la friche industrielle de la ville, dans laquelle une grande partie des habitants avait travaillé : les pâtes Brusson. C’était une fabrique de pâtes alimentaires, ils faisaient aussi des biscottes et pas mal d’autres produits, c’était une industrie importante, avec laquelle la ville de Villemur-sur-Tarn avait fonctionné pendant des années.
Et donc, vous avez eu le désir, finalement, de passer à l’intérieur de la machine, de ne pas rester au niveau du spectaculaire.
Oui. Et pourquoi ? Pour l’histoire que ça raconte, peut-être ? Je parlais tout à l’heure de Villemur aux territoires cabossés, dont les usines ferment, par exemple, l’usine Brusson... Ce festival de Théâtre insolite impliquait vraiment une complicité avec les élus. À ce moment-là, l’élu à la culture nous ouvre la possibilité de le développer, alors que le lieu n’a pas encore été mis aux normes, voilà, il se débrouille pour avoir la possibilité de le faire. Et dans cette friche, nous essayons de réinventer une histoire de personnages qu’on avait intitulés « les licieux ». C’était « l’Imaginarium des licieux ». Il y avait plusieurs salles dans lesquelles le public pouvait aller voir un spectacle, un autre qui se faisait avec les habitants, initié par des artistes qui étaient passés en résidence dans notre lieu, et qui allaient les amener vers des choses un peu folles. Mais en tout cas l’idée centrale et commune était de réinventer l’histoire de la friche. Dans l’Imaginarium des licieux il y avait ce jeu de mots délicieux. Dans l’usine Brusson, des pâtes « cheveux d’ange » étaient notamment fabriquées. Et pendant le festival, on avait demandé à l’équipe de la cuisine de proposer des plats à partir de cheveux d’ange. On a voulu se saisir de cette réalité vécue pour essayer de réinventer quelque chose. Partir de cette histoire pour sortir du chaos dans lequel la ville était encore plongée.
On a souvent l’impression, quand on assiste à des travaux d’équipes dans différents domaines, arts plastiques, théâtre, musique, qui sont missionnés pour les politiques de la ville avec divers partenariats, qu’il s’agit d’accompagner un désastre social. C’est une manière pour cette société-là d’utiliser une partie du monde de l’art à des fins « réparatrices », au niveau des images. Moi, je n’ai rien contre le fait que nous réparions : ça fait partie de l’art, la réparation. Mais il ne faut pas se laisser utiliser comme un emplâtre sur une jambe de bois pour masquer le désastre. Vous savez, toutes ces tours qu’on fait sauter et en même temps, on fait de grandes expositions avec les portraits des habitants, etc. Il y a quelque chose de très douloureux dans cette injonction paradoxale qui est faite à ces artistes.
Oui, tout à fait d’accord. C’est aventure-là, notamment de la friche Brusson, c’était une amorce, qui a été une réussite sous certains aspects. Après, c’est autre chose. Je suis scénographe à la base. J’ai un peu eu la sensation d’arriver en conquérant l’espace, et c’est quelque chose qui n’est pas évident, sur quoi j’étais très vigilant. On ne vient pas pour placer quelque chose. Il faut vraiment que ça se fasse dans un dialogue, ne rien imposer. C’était assez paradoxal et étonnant. Dans la friche, il y a deux parties. Il y a une route qui traverse la friche et d’un côté de la route, ce qu’on avait appelé la cour d’honneur. En fait, là, il n’y avait pas de spectacle, parce qu’on ne pouvait pas l’ouvrir. Mais derrière la cour d’honneur, il y avait une photo des ouvriers qui avaient travaillé dans l’usine, présentée derrière la grille, en grand. Donc, ces ouvriers nous regardaient et nous, on était de l’autre côté de la route. Ils nous regardaient avec notre aventure de réappropriation de l’usine. Ce qui s’est passé c’est que beaucoup d’anciens venaient pour revoir leurs enfants, leurs parents, qui avaient travaillé à l’usine, mais ils ne passaient pas de l’autre côté de la friche où il y avait les spectacles. Ils venaient juste pour voir cette photo, cette photo géante qui faisait plus de dix mètres de longs. Voilà.
Et ça, c’est déjà une belle chose, mais est-ce que ça permet de lancer les passerelles entre les uns et les autres ?
En tout cas, l’Usinotopie a été le lieu de multiples tentatives avec la complicité des publics, des élus... C’est là qu’on a vraiment pu se mélanger et où il s’est passé le plus de choses, en fait sur la famille, sur le lien avec les familles, et où on a commencé à vraiment prendre une place importante dans la ville, auprès des populations. Avec tout ce qui a constitué l’histoire de la ville et ces moments difficiles que les gens ont vécu, plein de choses qui se sont passées...
Il y a eu des choses très fortes, on a fait des cafés-philo, des cafés-histoires.
Et nous avons reçu en résidence la compagnie Rodéo d’âme dont la directrice artistique était spécialiste du théâtre dans les camps de concentration. Ils ont proposé un spectacle à partir d’une pièce qui avait été écrite par un enfant de 14 ans dans le camp de Theresienstadt, totalement étonnant et ubuesque. La pièce racontait comment les nazis avaient mis en scène leur propagande dans le camp avec la visite de la Croix-Rouge, orchestrée pour faire des papiers dans la presse qui donnent une bonne image des camps. La pièce était faite là-dessus. Ce n’était pas pour rien qu’on avait eu envie d’accueillir cette compagnie en résidence, l’idée était d’essayer de faire du lien avec ce territoire où il y avait une montée du FN. On avait fait un café-histoire, en ville, on a invité quelques habitués de nos sorties de résidence, en complicité avec le patron du bar. Et en disant, surtout, de ne pas faire fuir les habitués, que ça se passe avec la clientèle habituelle.
Et là, on a vu quelque chose se passer avec les gens qui étaient accoudés au bar. Ils n’étaient pas du tout préparés à ça, au départ ils ont commencé à râler et peu à peu ils ont fini par marcher et entrer dans l’histoire... Ça, c’était une très belle victoire. Petit à petit, tout le monde était vraiment dedans. On avait pris pour thématique la résistance artistique dans les camps de concentration, mais on n’avait pas appelé ça « camp de concentration ». On avait appelé ça « résidence artistique en pays en guerre ». En tout cas, on mettait en avant l’aspect résistant. Et il y avait une façon de raconter très accessible à tout le monde. Il y a eu des dialogues très beaux, à partir des retours qui étaient faits sur ce que la directrice artistique disait des rapprochements avec ce que les uns et les autres avaient pu vivre. Donc voilà, c’est une victoire. Et ces gens-là, les habitués du café, ont vraiment participé. Mais, après, ils ne sont pas revenus dans notre lieu pour voir d’autres choses. Souvent, ça se passe un peu comme ça. C’est un travail sans fin. On est déçus sur le coup. Mais en même temps, on se dit : « c’est pas grave ». On n’est pas là en conquérants. Ce qui est important, c’est qu’effectivement, on ne vient pas pour prendre possession des gens. On vient pour ce moment d’échanges qui a eu lieu, même s’il est très furtif, rapide.
Oui, c’est l’aspect le plus important du geste artistique. Les choses sont inversées dans cette société. Ce qui devrait être valorisé : la relation humaine, ne l’est pas. Car là il s’agit d’autre chose que de production d’objets à part, en dehors de la société, qu’on va admirer à tel endroit précis, etc. Et cela finit par nous amener à considérer que finalement, les pratiques de l’art ne peuvent produire leur effet véritable que lorsqu’il y a quelque chose à combler, un manque, que le quotidien ne pourra pas résoudre, que la pensée rationnelle ne suffira pas à résoudre. Et là, on a une entrée dans autre chose, des choses très difficiles à exprimer par la langue courante. Et pour que des langages puissent s’inventer, il faut que ça soit en dialogue avec un public, nos contemporains, qui ne sont pas étiquetés comme artistes, mais à qui on peut progressivement faire comprendre que ça leur appartient autant qu’aux autres, et que ça n’est pas un des moyens de s’élever dans la société, mais de faire circuler des idées, d’essayer de résoudre des difficultés etc. Et donc ces pratiques-là, les institutions s’en emparent souvent pour financer la « paix sociale ». Mais nous savons bien que l’enjeu c’est d’approfondir son intelligence des choses et des situations, y compris une intelligence sensible. Avez-vous vécu des choses précises qui vous ont donné l’impression que ça allait beaucoup plus loin que le simple spectacle ?
Il y a eu, oui, dans nos actions, notamment au travers des résidences de territoire, des choses qui ont marqué les gens, qui ont même lancé des mouvements, en fait, des mouvements locaux, avec des personnes qui se sont engagées ensuite dans une autre pratique, souvent autour de l’objet artistique. Il y a eu par exemple, une grande parade. On avait invité une compagnie brésilienne qui a proposé à toutes les villes de la communauté de communes de choisir un animal totem, qui allait la représenter pour faire une grande famille, une grande parade sur le thème de la famille. La famille du chien, la famille du poisson, etc. Donc, il y avait des masques, fabriqués dans les écoles. Il y avait des marionnettes géantes et à la fin, une immense parade avec plus de 1000 personnes qui étaient venues pour faire cet événement, qui a relié les gens... Voilà, ce sont des créations participatives sur la question du sensible. Nous avons essayé des choses. On a fait venir par exemple des publics, enfin, des gens qui sont employés par exemple dans des associations sociales pour faire le ménage, des personnes qui n’avaient pas de logement. On a essayé des choses comme ça, et on a vu vraiment des vocations émerger de ces personnes. Elles nous disaient, « ben ça y est, on a compris, c’est là, avec la marionnette, qu’on va pouvoir sortir de là où on est »...
Est-ce que ça marche réellement ?
Beaucoup de choses très belles ont eu lieu. En fait, mon seul grand regret, c’est de ne pas avoir réussi à créer une troupe amateur avec toutes ces personnes qui sont passées par cette histoire. Les marionnettes géantes dont je parlais, ce sont les habitants qui les ont récupérées et ils les sortent régulièrement. Elles appartiennent maintenant aux habitants, quoi, elles font partie de leur vie collective.
C’est leur patrimoine artistique.
Exactement. Elles sortent à l’occasion de la Journée mondiale de la paix, la Journée des migrants, la Journée des droits de l’enfant, le carnaval, elles sortent pour plein de choses, elles sont utilisées pour plein de choses. Voilà, ça doit passer par là, à un moment donné il faut qu’il y ait une appropriation et que les choses s’inversent, que nous venions nous-mêmes en tant que spectateurs.
Alors, toute cette aventure humaine a duré, donc, 18 ans... Pourquoi arrêtez-vous ?
En fait, j’arrête, parce que là, aujourd’hui, je me sens trop seul. Peu à peu, je me suis retrouvé de plus en plus seul dans cette aventure, parce que c’est un poids énorme, de porter une action comme ça. Et de plus en plus. Surtout dans le contexte d’un esprit de production/consommation de plus en plus omniprésent... La plupart des complices indispensables, au niveau de l’institution et notamment politique, attendent des produits de consommation et ça, petit à petit, ça détruit l’envie, le goût de se battre pour un dialogue qui n’arrive plus à se faire, en fait. Voilà, moi si j’arrête aujourd’hui, c’est parce que je suis très fatigué de ne plus pouvoir construire dans le dialogue. Jusqu’à maintenant, je ne me suis jamais laissé abattre par cette difficulté que je cherchais à contourner, en passant d’un côté ou de l’autre, en retrouvant une façon d’instaurer le dialogue, mais j’ai l’impression qu’on est dans un tunnel, je ne sais pas, quelque chose en tout cas qui fait que... Voilà, je suis très fatigué de ça.
Ce que je vais dire n’est pas très nouveau, ça se disait déjà il y a au moins une quinzaine d’années : une des solutions qui nous restent, à nous autres, qui avons cru que nous allions développer et diffuser une parole citoyenne, et que tout d’un coup, il y a comme un rideau de fer qui se ferme, très violent, c’est de créer des îlots. On a l’impression, si on entend ce que dit Edgar Morin, par exemple, que la solution aujourd’hui, c’est de créer des îlots, de liberté, de créativité, de dialogue, etc. Pour contourner, comme vous disiez, la machine ultralibérale qui abîme tout, qui abîme les esprits, et je dirais que ce n’est pas le moment de lâcher.
Oui, je le crois aussi, mais pour dire la vérité, c’est une chute d’énergie, après plusieurs années de grosses difficultés sur un territoire. Dans la ville et le périmètre de Villemur, j’ai essayé, et j’ai vu que c’était de plus en plus compliqué. J’ai essayé de refaire l’Usinotopie ailleurs, de la déplacer, en l’amenant à Graulhet notamment, et depuis un an et demi, j’ai essayé de travailler avec les élus sur cette idée d’y implanter le lieu. Il y a plein de friches là-bas et beaucoup ont été achetées par des artistes, parce qu’il y a tellement d’espace. Et durant un an et demi, j’ai travaillé là-dessus, et, au bout d’un moment, j’ai vu qu’il y avait les mêmes travers. On met des milliers d’euros dans des trucs qui sont là juste pour faire des paillettes. Et en fait, il y a énormément de souffrances de la population qui me bouleversaient - c’est ça qui me donne envie de faire des choses avec les gens -, mais ce n’est pas l’intention des pouvoirs publics. Et si je redémarre je dois repartir avec cette énergie. Là, je me suis lancé un nouveau défi, parce que je suis pas du tout auteur à la base, d’écrire cette histoire, d’essayer de poser des mots pour tourner la page et en ouvrir une nouvelle.
Aujourd’hui, je suis en train de faire le bilan de tout ça... Il y a une chose inscrite dans l’ADN de cette histoire, cachée dans le nom Usinotopie. Il y a ce mot utopie... Et lorsqu’on a travaillé sur notre logo, on a vu qu’au milieu, il y avait ce petit sino qui en latin veut dire je permets : je permets l’utopie. Et je me dis que finalement, cette chose-là a été comme un phare qui a accompagné cette histoire et qui va en accompagner d’autres. Au fond, je me dis que ce n’est pas grave que quelque chose s’arrête, parce qu’il y en a plein d’autres qui continuent en même temps. Et je me dis aussi que, peut-être, on ne va pas la fermer cette histoire. En fait j’ouvre une nouvelle page. Une page se ferme, d’autres s’ouvrent, c’est une Utopie qui ne s’arrête jamais, qui ne doit pas finir, qui est une ligne de mire.
Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez ajouter ?
Oui, une chose essentielle : L’Usinotopie, Fabrique des arts de la marionnette, n’aurait pu exister sans Isabelle, Thérèse et André Ployet et Brigitte Isaia. Elle n’aurait pu grandir sans Jess Bird, Marco Gosselin et Laurence Belet. Elle n’aurait pu se construire sans toutes les personnes qui, au sein du conseil d’administration de notre association et en tant que salarié.e.s investi.e.s, ont participé activement à la mise en oeuvre de l’action. Parmi elles je fais une spéciale dédicace à Louison Louisacées, Myriam Botto, Katia Dubourdieu, Louna Guillot, Florence Daude, Mahé K’divel, Jean Christo Canivet, Martine Cécillon, Florence Daude, Marie Bouton, Chloé Lalanne, Claire Bacquet, Bellachichi Catarinetta. Elle n’aurait pu s’inventer sans les artistes, les techniciens et les très nombreux bénévoles ponctuels ou réguliers qui ont fait que les projets naissent. Parmi les habitant.e.s je fais un clin d’œil spécial à Yves Barat, Christian et Gisèle Carrié, Joëlle et Hervé Nivet, Jacques Gautrand, Marie-Gabrielle Gimenez. Enfin, elle n’aurait pu tenter de s’implanter à Graulhet sans Safia Gallon, Frédérique Garlaschi, Eric Meslay et l’asso. L’Ombre Chinoise, Frédérique Dewynter, Marc Etieve, Luc Fabry, Clotilde Bergeret et les Plasticiens volants. Et la liste ne serait pas complète si nous oubliions la participation des collectivités et de leurs représentants, techniciens et agents. Et pour finir - même si j’aurais pu commencer par eux - j’aimerais remercier mon fils Mathieu Gosselin et ma fille Helen Samba, qui ont grandi avec et accepté que ce projet cohabite avec leurs quotidiens.
Propos recueillis par NR