Lin Hwai-Min fonda le Cloud Gate Dance Theatre à Taipeh, en 1973. En dansant le lien entre l’Homme, la nature et les énergies spirituelles, le Cloud Gate est devenu l’une des principales compagnies de danse dans le monde, avec celles de Merce Cunningham, Maurice Béjart, Pina Bausch et autres Trisha Brown… Mais Lin est encore parmi nous. La compagnie tourne dans le monde entier et joue régulièrement dans les villages de Taïwan devant des dizaines de milliers de personnes, ce qui fait du chorégraphe et de ses danseurs de véritables héros populaires. Aujourd’hui, Lin signe Formosa, qu’on peut voir à Paris à la grande halle de la Villette du 30 mai au 2 juin. Il y met l’accent sur l’histoire de Taïwan et rend hommage aux peuples aborigènes de l’île.
Formosa [1], commence par un solo absolument remarquable, d’une danseuse qui plie ses bras comme si elle incarnait l’arbre et le vent qui secoue les branches…
Cette danseuse est une Aborigène, elle s’appelle Chen Mu-han. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je l’ai distribuée dans ce solo. Elle a rejoint la compagnie il y a trois ou quatre ans. C’est la jeune génération. Certains danseurs dans la compagnie sont déjà quadragénaires !
Dans Formosa, vous pratiquez une fusion des cultures chorégraphiques. Il y a par exemple des portés et des sauts qui viennent du ballet occidental, face à un registre très doux et rond, plein d’harmonie avec soi-même et la nature.
En effet. Dans Formosa, la danse est moins stylisée et plus organique que dans mes pièces précédentes. Nos danseurs sont formés en ballet, Qi Gong et arts martiaux. Je puise naturellement dans ces patrimoines. S‘y ajoutent ici des contacts des mains et quelques pas qui font partie des danses des aborigènes de Taïwan. Ce sont des pas très simples. Mais en aucun cas je n’aborde un travail chorégraphique dans une intention de fusion. Je suis un chorégraphe très intuitif. J’étais écrivain, j’ai publié deux recueils de nouvelles dont un a rencontré un grand succès. En mettant un terme à ma carrière de chorégraphe, je retournerai sans doute à la littérature.
Vous intégrez musique, poésie et chants des Puyuma, une ethnie originelle de votre île. On parle peu de ces peuples autochtones taïwanais, qui sont pourtant un argument dans la revendication de l’autonomie face à la Chine, puisqu’ils se sont développés sans contact avec le continent.
Et c’est pourquoi nous les traitons bien ! Ils peuvent vivre dans la montagne, tout en recevant des allocations et un service scolaire. Leur culture connaît un nouvel essor. Ils ont de grands chanteurs et joueurs de baseball, ils étudient, ils sont dans tous les métiers et sont adorés par les jeunes générations. Il y a diverses tribus. Sangpuy Katatepan Mavaliyw, par exemple, est un chanteur de l’ethnie Puyuma. Dans ses chansons il évoque la vie d’un autre temps et l’histoire de l’île. Il continue à vivre dans son village et ne possède même pas de carte bancaire ! Avec sa mère, il cultive les champs de sa famille. Ils sont paysans et il adore ça. Et il est un sage pour les jeunes, alors qu’il reçoit encore l’enseignement des plus âgés, selon la tradition. Il prend ça très au sérieux et participe à chacun de leurs rituels. Il est magnifique ! C’est si rare. Généralement, les jeunes aborigènes s’installent dans les villes et ne rentrent plus dans leurs villages et leurs communautés. Mais quand Sangpuy donne un concert à Taipeh ou au Central Park de New York, il retourne à la montagne le plus vite possible.
Sa voix rauque dégage une grande générosité…
Elle dit tout de son expérience de vie et d’une certaine mélancolie. Sangpuy est jeune, juste un peu plus de trente ans, mais sa voix semble celle d’un homme âgé. En 2017, il a gagné les trois plus hauts concours de chanson de Taïwan. Il est aussi le président de l’association des jeunes de son ethnie et s’inscrit pleinement dans la transmission du savoir traditionnel de génération en génération. Il organise le legs des anciens et incite les jeunes à prendre soin de leur héritage culturel. À Taïwan, c’est un vrai héros populaire.
Quand vous séparez vos danseurs, d’un côté les hommes, de l’autre les femmes, les hommes se lancent dans une conquête sportive sinon guerrière des femmes, chez lesquelles on sent en même temps un état d’attente fiévreuse. Faut-il y voir un jeu ou de la violence réelle, comme dans certaines tragédies grecques ?
Il y est question d’amour et d’harmonie, pas de violence. Même si la référence est une coutume ancienne, où les hommes d’un village se rendent dans le village voisin pour s’emparer des femmes. Le but est le mariage. C’est différent des vraies scènes de combat, où rien n’est stylisé. Même si, bien sûr, nos danseurs ne se transforment pas en lutteurs. La conscience d’appartenir au même peuple reste primordiale. Par contre, la seconde partie du spectacle parle de la division des humains entre eux. Les Chinois sont arrivés sur l’île il y a quatre siècles. Et ils sont divisés en groupes de différentes régions qui se sont battus entre eux pour les terres et l’eau. Aujourd’hui on voit les députés des différents partis politiques se battre au parlement, en pleine session, en direct à la télévision ! Ils en viennent aux mains, pour assurer le spectacle et se démarquer face aux électeurs. Après la première de Formosa, des professionnels britanniques venus à Taïwan y ont vu des liens avec le conflit sur le Brexit. Et les Newyorkais ont dit : « La pièce montre ce que notre société est devenue, depuis que Trump est entré à la Maison Blanche ».
Les images dans Formosa évoquent aussi un tsunami !
Nous montrons la beauté de la nature, mais à la fin la mer revient et le tsunami déploie sa puissance destructrice. Au bout du compte, je ne pense pas que ce soit une pièce sur Taïwan. L’adjectif « Formosa » est devenu le premier nom de l’île. Notre pièce parle de la beauté qui se transforme en quelque chose de « non-formosa », dans la société et la nature. Nous avons ruiné la nature.
Formosa est votre deuxième création depuis l’ouverture de votre théâtre dans un site exceptionnel, en pleine nature. Comment ce lieu influence-t-il votre écriture ?
Ça crée une sensation de paix. Nous pouvons voir l’océan depuis notre site ! Je ne me suis jamais senti stressé, même en récupérant après mon accident. Je m’étais fait renverser par une voiture. J’étais cloué à mon fauteuil, presque impotent, aussi me suis-je encore plus rapproché de la nature.
Que change l’ouverture de votre théâtre pour la danse à Taïwan pour la compagnie ?
Ça change beaucoup de choses. Nous avons une salle de 450 places avec un plateau aussi grand que celui du Théâtre national. Et l’équipement technique est parfait. Nous avons invité quelques compagnies à l’essayer, en présentant un spectacle après quelques jours de répétitions pour peaufiner leur travail. Et j’ai pu créer le Art Makers Project, un programme de résidences où les compagnies peuvent avancer pas à pas au lieu de devoir créer une pièce d’un seul jet.
Il est important de prendre son temps pour trouver ce qu’on a vraiment vocation à faire.
Je n’impose rien, mais nous les rémunérons. Il leur est ensuite possible de présenter le travail dans notre théâtre, mais ce n’est pas du tout une obligation, pour éviter que les artistes travaillent dans la précipitation.
L’existence de votre théâtre change-t-elle la perception de la danse par la population et les tutelles ? La danse en sort-elle renforcée ?
Je l’espère. Mais ce sont les quarante-cinq ans de notre travail dans leur ensemble qui ont vraiment changé les choses. J’ai créé la compagnie parce que je voulais partager cet art avec un large public. Nous avons donné nos spectacles partout, nous sommes allés dans les villages. Chaque année, nous avons donné des représentations en plein air devant une moyenne de trente mille spectateurs par soir, c’est ce qui a fait bouger les lignes. Aujourd’hui les Taïwanais me saluent dans la rue et les chauffeurs de taxi me demandent des nouvelles de mes créations et de nos tournées. Les danseurs sont très respectés. Il existe un lien réel entre le Cloud Gate et la société et cela ne repose pas sur une starification. Nous ne nous considérons pas comme « artistes ». Nous sommes juste des personnes qui font un travail artistique, et c’est dans cet esprit que Cloud Gate a été fondé. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’un masterpiece ? Je ne le sais pas. Mais je suis très heureux de montrer les mêmes pièces à Paris ou New York et en plein air, dans les villages taïwanais, devant un public familial de toutes les générations. C’est notre contribution à la vie sociétale qui me rend le plus heureux. Mais pour y arriver, il faut présenter un travail de grande excellence.
Vous venez d’annoncer qu’à partir de 2020, vous ne serez plus directeur artistique. Allez-vous tout de même conserver des liens avec la danse ?
Je pense que oui. Je vais faire partie du conseil d’administration de Cloud Gate. Mais je n’ai aucun projet professionnel. Et je serai là pour conseiller le nouveau directeur, s’il le souhaite. C’est Cheng Tsun-lung, l’actuel directeur artistique de notre compagnie Cloud Gate II, qui va me succéder. J’ai officiellement annoncé ma démission avant la première de Formosa pour permettre à la compagnie de se préparer à exister sans moi. Il vaut mieux ça que dire un jour que je m’arrête dans un mois parce que je suis épuisé. Je veux éviter de voir la compagnie désemparée et en difficulté de se construire un avenir, comme chez Trisha Brown ou Merce Cunningham.
Vous êtes donc une personne qui aime planifier ses réalisations…
J’ai été assez fou pour fonder une compagnie de danse, mais je ne le suis pas totalement quand je prends des décisions stratégiques. Après tout, notre compagnie a reçu le soutien des pouvoirs publics pendant plus de quatre décennies et nous sommes la seule compagnie de danse taïwanaise où les danseurs sont salariés à plein temps. Nous avons une influence sur la danse à Taïwan, mais aussi sur le théâtre, la littérature… Et je veux que la compagnie puisse continuer sans moi.
Vous avez aussi fondé une école. Comment fonctionne-t-elle ?
Nous offrons aux enfants la possibilité de mieux connaître le corps. C’est très important. Dans l’Asie contemporaine le rapport au corps est moins libre et plus codifié qu’en Occident. L’école est indépendante de la compagnie. Le but n’est pas de former des danseurs et nous ne les encourageons pas à suivre cette carrière, si on veut faire de la danse, on a intérêt à être très, très bon. Mais nous avons accueilli 12.000 enfants depuis la fondation de l’école.
Propos recueillis par Thomas Hahn
https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2017-2018/danse/formosa