Dans la frénésie du quartier du Moulin Rouge, entre sex-shops, Montmartre et touristes, se niche le Théâtre Ouvert, Centre National des Dramaturgies Contemporaines. Le lieu est né sous l’impulsion de Micheline et Lucien Attoun, aidés par Jean Vilar en 1971 à Avignon. Tous trois se sont attachés dès les années 60 à la recherche et à l’émergence de nouveaux auteurs dramatiques.
Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Noelle Renaude, entre autres, y sont passés. En 1981, il prend place à son emplacement actuel et le couple Attoun veillera à ses destinées jusqu’en 2013. C’est dans cet héritage de « découvreurs » que s’inscrit encore Théâtre Ouvert, aujourd’hui dirigé par Caroline Marcilhac. Des manuscrits y sont régulièrement lus et seule l’écriture fait critère, ce qui est assez rare pour être souligné. Cela fait de ce théâtre un lieu précieux, où peuvent se découvrir et se rencontrer des voix multiples, d’aujourd’hui, des voix uniques.
En ce moment et jusqu’au 9 février, ce sont la voix et les mots d’Hakim Bah qui y résonnent. De façon percutante, dérangeante et jouissive.
Hakim Bah est un poète, dramaturge et nouvelliste guinéen qui compte sept pièces de théâtre à son actif, trois recueils de poèmes et un recueil de nouvelles. Ils résonnent, donc, ses mots. Tempêtueusement. Comme une brûlure. Une urgence. Et sa voix trouve corps à travers la mise en scène plus qu’à la hauteur de Frédéric Fisbach et une excellente troupe d’acteurs. Rarement auteur aura si bien rencontré son metteur en scène et ses acteurs… Ils semblent faire naitre à part égale l’histoire qu’il nous est donné de voir.
L’histoire c’est Convulsions, troisième volet de la trilogie Face à la mort.
Le titre est à la mesure de ce qui se raconte. Ce qui se passe n’est pas petit. Pas de demi-mesure.
Convulser : - Être agité par un mouvement violent involontaire - Provoquer une agitation psychologique violente.
Hakim Bah prend appui sur la tragédie de Sénèque, Thyeste, et par extension sur le mythe grec de Thyeste et Atrée, qui torturent leur frère bâtard pour ne pas avoir à partager l’héritage avec lui. Il le revisite en l’amenant jusqu’à nous, dans notre monde contemporain. À partir de lui, il parle de violence conjugale : Atrée bat sa femme Erope, coincée et ligotée dans leur relation suffocante et aliénante. De migration au pays du dollar : Atrée, Erope et leur nouveau-né se rendent à l’ambassade américaine pour effectuer les démarches nécessaires pour obtenir la Green Card et gagner les Etats-Unis [1]. Il parle aussi de test ADN sur progéniture : ce dernier, obligatoire pour l’obtention du visa, révèle que l’enfant n’est pas le fils d’Atrée. Enfin, de rivalités fraternelles qui conduiront au pire.
En filigrane, sont révélées l’absurdité et la cruauté des mythes et des fantasmes créés par le capitalisme. Les tragédies qui découlent de ce système : déplacement de population, misérable accueil ou sélection cruelle aux portes d’entrées des eldorados. Ambiguïté de ces eldorados qui entretiennent le fantasme du « c’est mieux chez nous », en jouant de leur pouvoir d’attraction tout en mettant en place de cruels systèmes de sélection. « C’est mieux chez nous mais tout le monde ne le mérite pas. »
Bah nous renvoie plus globalement à la violence inhérente à l’humanité, qui se rejoue sans cesse. Le monde mute, économiquement et socialement, mais l’humain reste animé par les mêmes pulsions, les mêmes passions et déraisons, le même monstre originel. Il ne fait pas de concessions. Son écriture est tranchante. Sans maniérisme. Drôle aussi, très drôle parfois. Elle est faite pour être jouée, proclamée, malaxée… Et la troupe qui s’en empare le fait avec beaucoup d’engagement et d’humilité. Ils font. Ils sont. Ils jouent à être parfois, ils jouent à dire. Toujours justes. Dans un va-et-vient entre jeu naturaliste, quasi cinématographique, et théâtralité assumée, grandiloquente, énorme. C’en est presque déroutant, tant de vérité. Nous ne sommes pas, ou plus, habitués à entendre une parole si profonde, engagée. Une histoire, une fabula habitée.
La mise en scène est aussi radicale que l’écriture d’Hakim Bah. Douce, glissante et âpre à la fois. À travers un jeu de lumières chaudes, puis froides, qui resserrent les personnages au plus près ou éclairent la scène en entier et ouvrent le champ du regard, elle nous entraîne dans les dédales de la haine fraternelle, de la haine de la femme, de l’adultère, du dégoût de l’autre, de l’infanticide, de l’irrémédiable acte de mort perpétré. Des décors minimalistes mais pas esthétisants. Pas d’encombrements superflus. Les mots avant tout.
La scène inaugurale est d’une grande violence. Scène de torture quasi insoutenable. Je pense que nous sommes nombreux à nous retenir de sortir. Je m’agite, j’ai peur. Je voudrais que ça s’arrête. Pourtant, l’histoire suivra son cours. Je me surprendrai à rire, beaucoup, plus tard.
Rire et frémir. Là est la grande réussite de ce spectacle. Nous renvoyer sans démagogie aucune à nos propres ambiguïtés et complexités face à l’horreur. En cela, Bah et Fisbach sont au plus près de la fonction cathartique. C’est émotionnellement violent, mais paradoxalement libérateur. Je ris parce que ce que j’entends et vois contient quelque chose de ma propre violence, consciente ou refoulée. J’exulte, parce que c’est vraiment drôle. Délicieusement grinçant ou frénétique…
Rien n’est encore visible. Sur scène, le noir.
Seules trois comédiennes, en avant-scène et éclairées, se font narratrices. Elles nous regardent et rythme l’action en cours en annonçant qui parle dans le fond obscur de la scène. « Thyeste dit… », « Atrée dit… », faisant progressivement se chevaucher leurs voix et celles des acteurs dans le noir.
Elles font avancer la scène, décrivant l’ignoble acte de mort qui se déroule au loin. Dans ce lointain, des cris, des crachats, des insultes, une langue qu’on coupe, une bouche qu’on remplit de terre. La vengeance et la mort. La jouissance. Une musicalité s’installe, didascalies vocalisées, puis répliques, didascalies encore. Cela se mêle et s’entremêle et nous propulse au cœur des scènes tout en nous en extrayant par moments, brutalement, étrangement, voire même drôlement. Silence… Puis retour brutal à la parole. Regards des narratrices qui viennent nous cueillir, comme pour nous dire : « Entends, entends ce qui se joue. » La parole jaillit, urgente.
Je suis percutée dès les premières secondes. Je sentais avant même que nous ne soyons plongés dans le noir, que quelque chose de fort et brutal allait se produire, à la façon dont les comédiens habitaient le plateau lorsque nous prenions place. Tranquilles, paisibles, mais prêt à quelque chose. Tranquillement prêts à laisser s’écouler le drame. C’était beau et inquiétant de les regarder nous regarder, nous prendre en compte. « Attention à la marche » me dit un comédien alors que je m’apprête à prendre place. « Ah ! Merci. »
C’est bien à nous que s’adressera l’histoire qui va se raconter. Dis comme ça c’est bête, on fait du théâtre pour le public, non ? Si seulement…
Il faut les citer ces comédiens : Ibrahima Bah, Maxence Bod, Madalina Constantin, Lorry Hardel, Nelson-Rafaell Madel et Marie Payen.
Je ne parlerai que de ce début, car je ne veux pas ôter au spectateur futur la joie d’une première fois, de l’irrésistible plongée en eaux troubles. Je dirai seulement que la scène finale, à la hauteur de la première, est un rare mélange de cruauté et de beauté…
Convulsions est la plus belle pièce que j’ai vue ces dernières années. La scène francophone possède un immense auteur, et Frédéric Fisbach a su lui donner toute la place qu’il méritait.
Sarah Kellal
Convulsions se joue jusqu’au 9 février à Théâtre Ouvert : http://www.theatre-ouvert.com/