Les meilleurs vœux de ses salariés à la direction de Radio France. Le chœur des esclaves, le Va, piensero hautement émotionnel du Nabucco de Verdi pour célébrer comme il se doit le 37e jour de grève contre un plan « stratégique » de casse de Radio France (baisse de budget de 60 millions d’euros et 299 suppressions de postes).
Chez nous, en Occident, la puissance de ce geste qu’on appelle art (un mot qui dégoûtait Jean Tinguely) peut à de très rares moments être réactivée. Bien qu’ils ne reculent devant rien, ce geste est l’un des derniers dont les prédateurs ne peuvent s’emparer sans ce que ça se voie sur l’instant. Mais ce n’est que par effraction qu’il redevient ce qu’il est, puissant, immédiatement actif sur les êtres et la communauté.
Ce qui se produit alors est plus que de l’émotion, ou alors disons que c’est vraiment de l’émotion, au sens étymologique de ce mot.
Un brusque déplacement de notre appréhension du monde. Effet de souffle et téléportation soudaine. Un retour immédiat à une terre commune désertée, celle du ressenti partagé, vers laquelle nul autre véhicule que le symbole ne peut nous porter, quand il prend vie.
Ces moments sont ceux où tous les contextes enveloppants, les atténuations, les fausses pistes et les masques qui rendent habituellement l’art inoffensif, disparaissent d’un coup pour laisser percer ce qu’il y avait à l’origine, pour remettre en vie l’élan qui fit naître le geste.
C’est ce qu’on perçoit et ressent lorsque le chœur des esclaves du Nabucco de Guiseppe Verdi porte une colère actuelle. Il retrouve son sens d’origine, ici celui que les Italiens sous domination autrichienne lui donnèrent.
Ce chant choral avec lequel Ricardo Muti fit trembler l’Italie de Berlusconi sur ses bases, vrilla nos âmes avec la même force il y a peu. Flèche enflammée décochée au cœur de la cible par les choristes de Radio France contre des réformes meurtrières. On comprend, là, on perçoit, on ressent, ce que l’art fait quand il agit, à l’affût de toute vibration, de toutes ces vibrations que la raison ignore, chargé, il faut oser le dire, de toute l’âme d’un peuple. Ce qu’il devrait faire toujours et partout, car bien qu’on veuille le cacher il sert à ça, c’est de ça qu’il est né.
Quand il redevient acte, reprend sa place et propulse la voix de tous. Quand il refuse l’anesthésie du spectacle et le sommeil du spectateur. Quand il redevient ce qu’il ne devrait jamais cesser d’être, un des rouages les plus puissants d’une société humaine. De toute société.
Ce geste c’est cela, un élan, une bousculade, un déplacement intuitivement perçu même s’il est mystérieux, un appel qui oblige et pousse et nous entraîne. Un trou, une percée, les chutes du Niagara ou une flamme. Jamais un spectacle, jamais une décoration sur un monde immobile.
Nicolas Roméas
Va, pensée, sur tes ailes dorées ;
Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,
Où embaument, tièdes et suaves,
Les douces brises du sol natal !
Salue les rives du Jourdain,
Les tours abattues de Sion ...
Oh ma patrie si belle que j’ai perdue !
Ô souvenir si cher et si fatal !
Harpe d’or des devins fatidiques,
Pourquoi pends-tu, muette, aux branches du saule ?
Ranime dans nos cœurs les souvenirs,
Parle-nous du temps passé !
Ou bien, similaires au destin de Solime
Fais entendre quelques tristes complaintes,
Sinon, que le Seigneur t’inspire une harmonie
Qui nous donne le courage de supporter nos souffrances !
Après l’usage magnifique qu’en avaient fait en mars 2011 Ricardo Muti et ses chanteurs et musiciens, avec le public, à l’Opéra de Rome, pour protester contre les coupes sombres dans le budget de la culture en Italie, sous le gouvernement Berlusconi, Nabucco revient chez nous pour défendre les moyens du service public de la Radio nationale française et de ses musiciens et chanteurs. Après le chant puissant du chœur de Radio France, plusieurs personnes sont montées sur la scène du studio 104, où avait lieu la cérémonie des vœux, brandissant des affiches où était écrit : « Quand tout sera privé, vous serez privés de tout. »
Nabucco (titre initial : Nabuchodonosor) est un opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi sur un livret de Temistocle Solera, tiré de Nabuchodonosor (1836), drame d’Auguste Anicet-Bourgeois et de Francis Cornu et créé le 9 mars 1842 à la Scala de Milan. Il évoque l’épisode biblique de l’esclavage des Juifs à Babylone symbolisé par le chœur de la troisième partie, le Va, pensiero des Hébreux auxquels s’identifiait la population milanaise alors sous occupation autrichienne.
Le 8 janvier 2020 à Radio France, studio 104 de la Maison de la Radio
Et Ricardo Muti en mars 2011 à l’Opéra de Rome