Ma première rencontre avec Hélène Bellenger s’est produite au Festival Circulation(s), dont elle était l’invitée pour les dix ans du festival où elle avait exposé l’an passé. Instant suspendu où elle s’entraînait pour une performance avant de se produire devant le grand public. Astronaute-chimiste sortie tout droit d’une fiction, elle manipulait judicieusement des carrés bleu de Prusse, vêtue d’une combinaison jaune pâle.
Le travail d’Hélène Bellenger s’attache principalement aux soubassements politiques et culturels de la culture visuelle occidentale. Sa pratique photographique traite d’une part de la représentation du paysage (Placebo Landscape), et d’une autre de la femme (Right Colors), deux sujets que rien ne semble lier. Néanmoins ils subissent la même artialisation [1], les peintres nous invitent au paysage, en l’inventant, en le reproduisant ou en révélant sa valeur, comme les romantiques avec la montagne, qui ont enfin donné à la mer une rivale. Il en est de même pour la figure féminine. La femme et le paysage subissent les mêmes traitements, une présence incontestable dans l’histoire de l’art où leurs représentations ne se comptent plus. La femme peinte, muse, décorée, subit à son tour l’invention de l’art qui transforme notre regard. L’artialisation s’applique tout d’abord au paysage, mais pourquoi ne pas l’élargir aux divers sujets de notre regard ? Les modèles ne sont plus le paysage ou la femme, c’est l’art qui devient modèle de la nature. C’est alors que les deux sujets représentés sont artialisés. Hélène Bellenger s’est longuement questionnée sur le non lien entre ces deux sujets. Pourquoi mettait-elle autant de ferveur à traiter deux choses ; le portrait et le paysage, qui semblent être deux genres bien distincts dans l’histoire de l’art ?
Hélène Bellenger s’intéresse explicitement au conditionnement de la culture visuelle. Finalement, déconstruire l’artialisation et la déréalisation de la femme et du paysage, tous deux fantasmés, sont complémentaires. Elle travaille essentiellement avec les archives, des photographies préexistantes, dans un registre commercial ; cartes postales, publicités, images commercialisées et objets touristiques. Une iconographie riche qui véhicule l’image parfaite vers laquelle nous nous projetons, qui crée en nous des envies, des concepts, des normes, des représentations qui ne s’arrêtent pas au sujet par lequel le regardeur est happé, mais qui insidieusement vivent en nous, régissent nos choix de vie. L’image produit des projections et s’immisce dans nos inconscients.
Son projet Placebo Landscape (2014-2016) fait l’objet de publications remarquées et ses installations furent présentées en 2016 chez Agnès B. à Paris puis en 2017 à la Galerie Binôme. Le Salon de Montrouge, dédié aux artistes émergents, la sélectionne cette même année ainsi que le Salon Variation - Artjaws Media Art Fair, dédié au numérique dans l’histoire de l’art contemporain. En décembre 2017, Hélène Bellenger est invitée par l’Institut Français d’Égypte à présenter sa première exposition personnelle à la Soma Gallery du Caire. En 2018, la jeune artiste est lauréate du Prix Dior de la Photographie pour Jeunes Talents et expose à la Grande Halle de la Fondation Luma durant le festival des Rencontres d’Arles. Sa série Right Color (2018) sera présentée au Festival Circulation(s) 2019, sous le commissariat d’Audrey Hoareau et François Cheval.
La construction culturelle du regard fait de tout sujet un réceptacle à projections.
Par ces images d’archives magnifiant la femme et le paysage, en déconstruisant l’artialisation, elle provoque leur déréalisation, elle tente de s’extraire de la représentation pour aller vers la présentation. Suite à cette rencontre, j’ai eu le plaisir de m’entretenir longuement avec elle, notamment de son statut, est-elle plasticienne, photographe, ou artiste iconographe ? Puis, nous avons évoqué ce nouveau projet, La Coulure. Rares sont les performances photographiques. Le cliché étant traditionnellement présenté tiré, le spectateur n’a plus que son imaginaire et ses connaissances pour tenter de comprendre son décor, sa technique, et saisir son aura. Ici, elle livre le processus photographique de ces carrés bleus. Même si cette œuvre s’extrait de toute archive, le prélèvement demeure. La Coulure rallie ses deux sujets ; le paysage et la femme. La femme photographe, exploratrice, chercheuse, archéologue, qui prélève le paysage. Le sujet paysage devient alors décor et matériau de l’œuvre. Révélatrice d’un environnement en plein changement, voire en pleine disparition, elle en entreprend l’archéologie.
Suite à une résidence (L’Envers des Pentes) dans un refuge de haute montagne, ce projet naît en août 2019, d’un constat alarmant. Déjà présente depuis quelques jours au Parc National des Écrins, le gardien du refuge lui propose de monter jusqu’au glacier. Lorsque après une heure de marche ils arrivent au glacier de la Selle, le gardien pousse un cri : « c’est quoi ce lac ?! », un an avant il n’existait pas. Il parut évident à Hélène de travailler sur cette espace en voie de disparition. Elle commence alors une archéologie « absurde » dès le départ : comment faire une archéologie complète d’un glacier qui fond, morceau par morceau ? Son projet relève de l’infini. Après une matinée à gravir le glacier, elle viendra graver son empreinte chaque jour, une semaine durant. Elle en retient ses dernières traces.
Elle décide de travailler sur la fonte de glace avec le cyanotype, ancien procédé photographique monochrome par lequel on obtient un tirage photographique cyan. Cette technique fut mise au point en 1842 par le scientifique et astronome anglais John Frederick William Herschel à partir d’un mélange chimique, sensible à la lumière UV. Ce n’est pas une technique de photo argentique à proprement parler mais une technique de photo ferrique ! Il faut travailler à partir d’un négatif ou d’un objet posé à même le papier, pour obtenir un positif où les tons sombres seront Bleu de Prusse. Le rinçage à l’eau correspond à l’étape de développement.
La photographe découpe alors son papier de jour, au format 30 par 30, afin de former une typologie photographique de cette fonte. Pour protéger l’émulsion de la lumière UV, elle cyanotype de nuit parée d’une lampe frontale. Elle enduit son papier du mélange chimique afin de le laisser sécher toute la nuit sur un fil à linge qu’elle récupère chaque jour avant le lever du soleil. Une fois ses matériaux préparés, elle gravissait chaque matin le glacier du Parc National des Écrins afin de faire fondre ses morceaux de glace sur les papiers préalablement cyanotypés. Durant plusieurs jours, elle réitéra l’expérience afin de constituer le début d’une collection archéologique absurde. Une grande grille de format carré prend forme au fur et à mesure de ses récoltes. Elle avait alors imaginé le résultat final mais pas les coulées bleues - d’où le titre de son œuvre qui révèle l’imprévisible qui l’a frappé. Ses photographies pourraient se cristalliser sous forme de photos esthétiques mais Hélène Bellenger a fait le choix de recréer l’expérience au-delà de sa narration. Dans ce projet, le récit et le processus prévalent sur la résultante. L’artiste souhaitait cette mise en valeur du protocole de création sous la forme d’une performance photographique et ramène ainsi la magie du glacier dans le lieu d’exposition. Offrir à tous l’expérience.
Dans sa pratique artistique consacrée à la collecte, à l’archive et au détournement d’images, Hélène passe le plus clair de son temps sur son ordinateur. Ce projet, bien différent, active son corps tout entier, dans un rapport à la temporalité au plus proche du réel. Il faut chaque jour guetter l’heure du lever et du coucher du soleil qui régit ses actes. La Coulure fait foi d’un rapport au corps et au temps gouverné par un rythme et des cycles. La lumière est toujours déterminante dans la photographie, mais lorsqu’on se confronte à une technique ancienne, la lenteur des tirages ramène au rythme naturel. C’est un moment suspendu dans sa pratique, mais qui rejoint ses sujets de recherches.
Au Centquatre [2], vêtue de son habit de scène, un décor l’entourait. Tout d’abord une photographie de son expérience sur le glacier, comme miroir de ses gestes. Munie d’une planche sur laquelle elle déposait ses productions, un dispositif maison avec des lumières UV sous lequel 3 rectangles étaient apposés au sol, légèrement inclinés, rappelant 3 stoppages étalon (1913) de Marcel Duchamp. Sur ces rectangles, elle déposait des cyanotypes et les morceaux de glace pour recréer cette expérience face au spectateur. Il y avait aussi deux bacs de rinçage et surtout un stock de glace provenant tout droit de la Mer de Glace, que le glaciologue Luc Moreau l’a aidé à récolter en janvier 2020. Ce rapport à la série confrontée à l’originalité de l’œuvre, rappelle le travail d’Allan McCollum qui produit des pièces en grande quantité, mais toutes uniques, afin d’explorer le rôle et le sens des objets dans le contexte de la production de masse. Cette grille finale apposée sur une planche au fur et à mesure des tirages, constitue une grande typologie photographique à la Becher, ce couple de photographes allemands qui avait pour particularité de toujours photographier des bâtiments industriels avec la même lumière, le même cadrage frontal et la même technique, de façon à créer des typologies de ces constructions qui mettent en valeur leurs points communs et leurs différences.
Sous l’effet des rayons UV, cette récolte de l’infini résonne avec le principe du prélèvement. Cette archéologie absurde rend visible une pratique artistique continuellement en cours avec l’ouverture du laboratoire de l’artiste dans l’espace d’exposition. Hélène magnifie la disparition. Elle décide de nous révéler le processus de cette expérience étonnante et fructueuse. La photographe expose la cause comme un moyen. Ce soleil qui transforme le glacier en lac. Elle utilise le destructeur comme révélateur photographique. Le réchauffement climatique cause la disparition de la Mer de Glace, elle choisit alors d’activer un processus qui gardera son empreinte. Cette archéologie absurde transforme ce qui peut être destructeur en révélateur de sa propre empreinte.
Marine Lemaire