Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Comment fêter un grand moment de l’histoire du 20ème siècle ? (l’aventure des LIP)




Les 50 ans du début du mouvement d’autogestion déhiérarchisée de l’entreprise d’horlogerie Lip, de 1973 à 1976, vont être bientôt célébrés à Besançon. Ce mouvement exemplaire qu’on a trop tendance à oublier aujourd’hui, a connu un très important retentissement national et international... Des montres fabriquées et vendues par les ouvriers étaient mises en vente aux USA dans des réseaux sympathisants, des salariés d’usines horlogères européennes venaient en France soutenir les LIP, etc., etc. C’est une aventure très belle et intelligemment menée qui se termine, dans une période très difficile, par la victoire des capitalistes. Mais comme l’Histoire des humains n’est pas terminée, il est important de s’en souvenir et de rallumer cette flamme.

À la fin de cette aventure, Claude Neuschwander, patron chrétien et humaniste chargé de redresser l’entreprise à l’initiative d’Antoine Riboud et de Michel Rocard en 1974 (et qui en sera assez rapidement éjecté), endosse la cause de ses salariés. Il reprochera amèrement à l’État français d’avoir cassé Lip pour qu’elle ne serve pas d’exemple dans une situation où de plus en plus d’entreprises étaient en difficulté. Reste que le combat des LIP a prouvé que des « utopies » de ce genre sont réalisables, il faut donc profiter de tels moments pour raconter cette histoire.

La Grosse Entreprise
est l’une des structures organisatrices des manifestations de ce cinquantenaire exceptionnel avec Les Instants Précieux du 12 au 29 octobre.
Julie Bloch nous en parle.

Julie Bloch, vous êtes bisontine, vous vous occupez d’art vivant et vous vous inquiétez de l’état du monde, vous êtes donc particulièrement concernée par le cinquantenaire de la grande et belle aventure des LIP, une entreprise reprise de A à Z par ses salariés, ouvrières et ouvriers de l’horlogerie. Je viens de visionner le remarquable film de Christian Rouaud Les Lip, l’imagination au pouvoir, qui m’a rappelé ce qui m’avait enthousiasmé lorsque j’avais 23 ans en 1973, cinq ans après soixante-huit. J’imagine que toute la ville de Besançon est mobilisée pour célébrer ce mouvement ?

Beaucoup de personnes et d’acteurs associatifs culturels de la ville, comme les archives municipales, les archives départementales, le Musée du Temps, plusieurs bibliothèques, des maisons de quartier et des MJC, sont à pied d’œuvre autour de cet anniversaire. Ils programment des expos, des spectacles. Il y a aussi d’anciens LIP qui ont tenu des conférences pour raconter cette histoire qu’ils ont vécue et échanger avec la salle.

Mais, dans la population, je ne sais pas si la mémoire a suffisamment été transmise, surtout dans la population jeune qui fréquente peu les lieux culturels, comme c’est malheureusement le cas un peu partout. On a l’impression qu’ici tout le monde connaît les LIP, mais ce n’est pas la réalité. Chacun a entendu parler de ce mouvement d’autogestion, mais seule une minorité d’individus éclairés et dynamiques s’intéresse réellement à cette histoire. C’est pour ça qu’il est important de faire vivre une manifestation autour de ça, pour raviver cette mémoire et en actualiser les enjeux dans une période où le capitalisme est plus destructeur que jamais.

Photo © Julie Bloch

Vous vous êtes donc attelée, avec La Grosse Entreprise, et avec d’autres, à un important travail de transmission à destination du grand public en partenariat avec la Ville de Besançon...

Oui, nous avons beaucoup réfléchi à cette question avec la municipalité, assez en amont, depuis un peu plus d’un an. Et, après réflexion, nous nous sommes dit que le travail de commémoration, ce n’était pas notre boulot à nous, ce travail est très bien fait par les institutions culturelles, donc nous avons décidé de proposer autre chose qui soit vraiment dans nos cordes. Ce que nous voulons essayer de faire, c’est une réactualisation pour le grand public des thèmes liés à l’utopie et au travail qui ont traversé ce mouvement, et qui nous concernent tous aujourd’hui.

Par quel angle avez-vous décidé d’entrer dans cette histoire humaine foisonnante ?

Notre cœur de métier, à la Grosse Entreprise, ce sont les arts de la rue, tout ce qui prend place dans l’espace public, en gros ce qu’on appelle l’action artistique, c’est-à-dire tout le rapport de terrain dans un quartier, Palente, le quartier historique des LIP, qui compte encore beaucoup de retraités de chez Lip et de familles qui ont traversé cette histoire. Nous sommes donc allés discuter avec les habitants de ce quartier pour essayer de comprendre ce qu’il restait chez eux de cette histoire-là, y compris chez les plus jeunes. Nous avons commencé par faire un journal. Nous sommes allés sur les marchés avec Nicolas Turon, auteur, metteur en scène et chroniqueur radio, avec qui j’ai déjà mené plusieurs projets.

ON Y EST / NOUS Y VOILÀ


Du 12 au 29 octobre, dans le quartier d’ORCHAMPS-PALENTE à Besançon, on ouvre le chant des possibles. On partage, on rêve concret, on utopise. On refait du théâtre de rue. Lorsque j’ai été chargé par La Grosse Entreprise (bureau de production culturelle, créateur d’évènements) de réfléchir à la possibilité de fabriquer une chambre d’écho artistique aux évènements des LIP 1973, j’ai d’abord du reprendre l’histoire depuis le début : repasser les archives, apprendre la révolte, l’autogestion, le trésor de guerre, croiser Charles Piaget, Jean Raguénès ou Monique Piton dans les livres et les audios ; et puis me lancer à l’assaut de la rue, sous prétexte d’écrire notre journal L’Inutile, croiser les anciens de LIP demeurés anonymes, battre le pavé de Palente et me faire cueillir par des souvenirs vieux de 50 ans comme par le souffle encore vaillant du quartier bisontin, son tissu associatif, son marché, ses énergies.
Il me fallait trouver une idée qui rassemble, qui travaille l’utopie du travail au corps, qui partage un trésor de guerre et qui permette à chacun de redisposer de son temps.
Ainsi est né "LIP 23". LIP, comme Livraison d’Instants Précieux : pour battre en brèche l’uberisation galopante et la frénésie du temps contemporain, voici un nouveau service de livraison à domicile dans le quartier de Palente-Orchamps, sauf qu’en lieu et place d’une pizza, les habitants peuvent commander… un bon moment ! Des volontaires, rémunérés et formés tout exprès par des professionnels, pourront délivrer sur simple commande un petit spectacle, un conte, une chanson, un tour de magie, une revue de presse, un secret, une recette de cuisine, une coiffure… fabriqués sur place le jour même ; en un mot : un Instant Précieux.
Ce faisant, nous redistribuons le budget artistique institutionnel et subventionnés aux habitants.
Autour de ce service de livraison, un chapiteau et une programmation, pensée en intelligence, avec du contenu riche, qui questionne, trouble, amuse, enchante. Avec (entre autres) du Sanseverino, du Rodolphe Burger, du Kolektif Alambik, du Grand Colossal Théâtre, du Casamène Crew, du La Débordante Compagnie, du Serious Road Trip dedans.
Presque un mois de fête pour un événement hybride, mêlant ingénierie de la bonne idée, théâtre de rue, droit du travail, utopie et répartition des richesses culturelles. Ce n’est pas une commémoration, un documentaire, un travail de mémoire, une célébration : c’est un écho incarné des événements d’il y a 50 ans, la preuve que les LIP inspirent encore.

Je retrouve ici l’énergie et la saine colère de mes années boijeot.renauld.turon. Je tremble de ce qui va se passer. J’invite les amis à participer, à venir nous voir, à devenir bénévole... C’EST À VIVRE MAINTENANT, EMPAREZ-VOUS DE L’OUTIL, les mains qui l’ont façonné l’ont fabriqué pour vous ! Nicolas Turon

Nicolas faisait déjà un journal qu’il a inventé pendant le confinement, pour le diffuser sur les places de villages de Mozelle : L’inutile, qu’il décrit comme « un journal qui raconte des histoires qui n’intéressent personne, dans des lieux qui n’en ont pas besoin ». Je lui ai demandé de fabriquer un journal pour l’anniversaire des LIP en allant à Palente et il a fait Lipnutile et ça a marché du feu de Dieu ! Il suffit de dire LIP dans ce quartier, pour que tout se mette à vibrer ! Les gens viennent raconter des histoires, montrer des photos, des vieilles tocantes, ils ouvrent la porte de leur appartement. Ça a réagi au quart de tour et c’est très émouvant.

Photo © Nicolas Turon

On a fait de toutes petites résidences de quatre fois trois jours. L’équipe du journal s’installe à Palente avec leur camion, ils reçoivent les gens dans leur camion, ils restent là, ils dorment dans le camion, quand il faut, ils se déplacent... Et ils ont fait trois numéros de Lipnutile sur de grands formats en couleurs, à dominante rouge. Ils arrivent sur le marché le mercredi, ils rencontrent des gens, ils écrivent au fur et à mesure, le lendemain les journaux sont imprimés et le samedi matin ils sont sur les marchés avec les journaux. Ce n’est pas de la grande littérature, c’est de l’écriture-éclair, vraiment une écriture de trottoir, et c’est très beau et très émouvant.

Pas mal ! Et pour ce qui est des arts de la rue, ça a donné quoi ?

Nous avons donc monté une programmation de spectacles qui ne racontent pas l’histoire des LIP, mais qui traitent de l’utopie et du travail en actualisant le thème, ce qui permet de prendre un peu de recul pour réfléchir à aujourd’hui. Il y a un « temps fort », les 21 et 22 octobre, un spectacle très grand public mais pédagogique, qui s’appelle Batman contre Robespierre, par le Grand colossal théâtre, qui parle de deux façons différentes de lutter pour la collectivité et pour la justice (rires). En résumé, c’est l’histoire d’un gars qui perd brusquement tout, son travail, sa famille, sa maison, sans comprendre pourquoi... Et la question qui est posée, c’est : « faut-il attendre de toucher le fond pour réclamer justice, ou ne faut-il pas réagir un tout petit peu avant que l’injustice de notre société s’abatte sur nous ? » .

En fait, même si vous n’employez pas le mot, ce que vous faites c’est de l’éducation populaire...

Oui, bien sûr, nous nous inscrivons vraiment dans cette lignée. Il faut intéresser les gens et il faut aussi qu’ils puissent prendre du bon temps. Il faut que ça donne envie à tout un chacun de se plonger dans ces thèmes qui, a priori, ne sont pas très sexy : l’organisation du travail, la justice sociale, la politique, etc.

Mais il y a dans cette histoire des choses fortes et désirables ! On peut voir dans le film de Christian Rouaud qu’il y a eu, dans ce mouvement, de vrais moments de joie. Par exemple, quand l’autogestion se met en place et que, au bout de quelques jours, les ouvriers et ouvrières se mettent à communiquer entre eux avec une bien plus grande proximité, comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. C’est très beau en soi.

Oui, j’en suis absolument convaincue. Il s’agit, cinquante ans plus tard, de se souvenir de ça, de retrouver cet enthousiasme dans la période que nous traversons, après cette bataille des retraites dont nous sommes sortis complètement amochés. Nous ne sommes pas dans la déploration, nous voulons communiquer cette joie, transmettre de l’énergie.

En dehors des figures qu’on connaît, comme Charles Piaget, Raymond Burgy et les autres, beaucoup d’hommes, il y a aussi le rôle des femmes. Je crois qu’il y avait à peu près 80% de femmes à l’usine LIP. Est-ce que ça ne donne pas un ton un peu spécial à ce mouvement ?

Le rôle des femmes est réapparu tardivement dans un certain nombre de colloques et de conférences, au début on parlait peu d’elles, on les avait un peu occultées. L’Université de Bourgogne Franche-Comté en a fait l’un de ses thèmes principaux. Nous accueillons aussi une conférence sur ce thème qui s’intitule : « Quand les luttes sociales éclipsent les frontières de genres ». La nécessité de l’unité sociale a longtemps fait passer au second plan les différences hommes/femmes, et ce n’est qu’aujourd’hui que nous pouvons mettre en lumière le rôle de ces femmes dans la lutte.

L’usine LIP bien avant le mouvement © DR

Et il y a aussi une autre présence qu’on oublie un peu, c’est celle des chrétiens, des prêtres engagés dans ce combat, qui ont été très importants, qui ont caché dans des lieux secrets des stocks de montres, l’argent des recettes des ventes pour payer les ouvriers, etc.

Oui, c’est vrai, comme les prêtres-ouvriers du quartier de Palente qui allaient jouer au foot avec les gamins. Et il y avait aussi les syndicalistes chrétiens, qui étaient très engagés dans la lutte... Les syndicats n’étaient d’ailleurs pas toujours d’accord entre eux sur les stratégies à mener, entre la CFDT et la CGT, notamment...

Copyright © kolektif alambik

C’étaient des rôles très différents de ceux que tiennent ces syndicats aujourd’hui. À l’époque, la CFDT était beaucoup plus engagée socialement que la CGT, ce qui peut surprendre un néophyte comme moi.

Oui, c’est assez étonnant ! (rires). Je suis d’ailleurs beaucoup plus en contact avec des anciens de la CFDT, qui sont une vraie mine de ressources.

En reprenant toute cette histoire du début à la fin, de 1973 à 1976, on a vraiment l’impression d’assister en direct au déroulement d’un moment-charnière de l’histoire contemporaine, où le capitalisme paternaliste à l’ancienne dans lequel une faille s’était produite à la suite de 68, est brutalement remplacé par l’ultralibéralisme financier et boursier que nous subissons aujourd’hui, qui ne s’intéresse plus qu’au profit et n’accorde plus aucune valeur à la vie humaine.

Nous sommes en plein dedans. Ces cinquante ans racontent l’histoire d’une longue dégradation. Et beaucoup de personnes ne savent pas encore comment réagir face à ce désastre, c’est l’impression que j’ai en parlant avec les gens. La communication de l’actuelle entreprise Lip utilise, pour vendre, des images de ce mouvement comme le slogan de l’époque : « on fabrique, on vend, on se paie » et en même temps, ils refusent de s’associer à nous, ils disent qu’ils ne veulent avoir aucun rapport avec le cinquantenaire. C’est du pur marketing sans âme. Le capitalisme financier est en train de nous broyer, et les gens le sentent bien, même quand ils n’ont pas les mots pour le dire.

Les artistes que vous invitez se sentent-ils vraiment impliqués dans cette aventure, avec ce qu’elle comporte de politique ?

Oui, il y a deux aspects dans Livraison d’Instants Précieux. Au fil de ces trois semaines de programmation, nous accueillons, bien sûr, des conférences-débats qui apportent énormément d’idées et d’éléments d’information, mais nous restons surtout dans le domaine artistique. Et là, on sent très bien que les artistes qui sont venus proposer spontanément leur participation, comme Rodolphe Burger ou le collectif Alambic, sont extrêmement sensibles à cette cause et qu’ils ne nous rejoignent vraiment pas par hasard, pour ce cinquantenaire. Ça les concerne beaucoup !

Rodolphe Burger Copyright © BenPi

Le collectif Alambic – et c’est eux qui sont venus nous le proposer - va organiser des projections d’un montage de films par Fred Poulet à partir des films de Dominique Dubosc, des journaux de l’Ina et des films de Chris Marker sur et autour de Lip. Ce film sera projeté sur des façades d’immeubles pendant un concert de Rodolphe Burger. C’est gratuit, c’est dans l’espace public, et nous espérons que ça va provoquer un retour de mémoire et de belles conversations entre les gens et entre les générations. Une association de Palente nous a confié toute une série de photos sur LIP de Gilles David et on aura droit à deux heures d’échanges à partir de ces images. À la fin de la soirée, le collectif Alambic projettera ces images retravaillées sur les façades et dans les arbres, sur fond de saxophone. Ça risque d’être un beau moment.

Propos recueillis par NR

« L’affaire Lip » désigne le déroulement et les actions d’une grève qui eut lieu dans l’usine horlogère Lip de Besançon (Doubs). Débutée au début des années 1970, la lutte a duré jusqu’au milieu de l’année 1976 et mobilisé des dizaines de milliers de personnes à travers la France et l’Europe entière, notamment lors de la grande marche Lip du 29 septembre 1973 qui réunit dans une ville morte plus de 100 000 manifestants.

D’autres éléments ont également participé à l’ampleur de ce combat ouvrier, comme le mode de grève qui comprend pour la première fois de l’histoire, dans une entreprise, une « autogestion » prenant forme lorsque les ouvriers grévistes travaillent à leur propre compte et produisent des montres dans leurs usines, avant de les écouler lors de « ventes sauvages » ; mais aussi à cause de l’aspect politique de l’affaire qui prend un tournant national quand le gouvernement de l’époque n’a d’autre choix que la mise à mort de l’entreprise afin d’éviter une « flambée ouvrière et syndicale » au niveau national.

L’affaire Lip marque un changement radical du ton syndical et la montée des mouvements. Extrait de la page Wikipedia sur Lip.

Le programme complet de Livraison d’Instants Précieux

Des podcasts sur la lutte des femmes dans le mouvement

Le concert avec Rodolphe Burger et Fred Poulet

Du cinéma (suisse)


Des conférences

Une série de passionnants articles sur le combat des LIP dans le blog d’Yves Faucoup sur Mediapart


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