Dans ses yeux passent les courses folles, les haltes essoufflées, les cris, la peur, les enfants, la musique, les défaites et la joie victorieuse, la relativité de ce qui importe tant aux habitants des villes, une fierté dédaigneuse, indifférente aux codes de la fabrique d’individus, la persistance d’un être au monde qui refuse toutes les chaînes et qui le paiera au prix fort. Tout ce qui traverse ses yeux insensibles aux regards du peuple du métro, glisse sur un arrière-plan de voyage, de siècles d’errance, du violon de Lajko Felix, de cette folle énergie de vie qu’Emir Kusturica décrit dans son cinéma infernal.
Derrière cette misère apparente, et au-delà, il y aurait une force, une liberté que les systèmes occidentaux de gestion industrielle de l’humain s’efforcent par tous les moyens de détruire. Cette communauté, sans doute une des ultimes porteuses du mode de vie originel de notre ancêtre chasseur-cueilleur, semble aujourd’hui attendre de la société des Hommes qu’elle soit généreuse et prodigue comme la terre a pu l’être. Sale temps pour les rêveurs, sale temps pour les hospitaliers.
La Fête de l’Insurrection Gitane, ce samedi 19 mai sur le parvis de la Basilique de Saint-Denis, près de Paris, proposait un « spectacle politique vivant », « Grand manifeste contre le racisme structurel » organisé par « l’association rromani antiraciste décoloniale » La Voix des Rroms. Le paradoxe de l’utilisation ici du mot « spectacle » est de vouloir s’extraire de la société du spectacle dont parlait Guy Debord, pour rejoindre quelque chose qui ressemblerait plus à l’usage que faisaient les Grecs du théâtre aux temps de la tragédie : un pilier central de la démocratie.
C’est bien plus qu’un spectacle auquel nous invitent La Voix des Rroms et leurs compères, c’est, comme le titre ne l’indique pas, une vaste agora, ou alors, oui, une vraie fête foraine, avec « tir au fusil et pommes d’amour » (sic), au sens étymologique de forain : « l’étranger ». Celui que nous sommes pour l’autre, celui qu’il est pour nous, celui que nous sommes tous et avec lequel il faudrait entamer le dialogue. Grâce à ces insaisissables nomades, des gens venus de partout qui vivent à Saint-Denis ou ailleurs font alors connaissance entre eux, se découvrent, se regardent et s’écoutent, curieusement, avec un peu moins de défiance.
Car si spectacle il y a, le spectateur y est acteur, c’est aussi nous-mêmes que nous regardons faire, citoyens avides d’une pensée commune, dont le regroupement contredit de fait toutes les fabrications identitaires produites par une peur de l’autre encouragée par les pouvoirs. C’est nous-même que nous regardons en action, à l’intérieur de ce qui est à la fois une commémoration, une affirmation d’existence dans le présent et une tentative de libérer des pistes pour l’avenir. Et cette minuscule minorité désarmée permet à d’autres de se retrouver, hors des chapelles.
Cette journée commémore le 16 mai 1944, et le soulèvement des femmes du camp d’Auschwitz II-Birkenau. Moment charnière dont on parle très peu. Ce qu’on entend souvent dans ce milieu, c’est la pudeur et la honte qui empêchent de parler.
Car, avant la création de la revue Études tsiganes en 1955 (la FNASAT), la fondation de l’Union Romani Internationale (URI) en 1978, des associations comme La Voix des Rroms fondée en 2005, ce mouvement, porté par des personnalités telles Saimir Mile, Marcel Courthiade, Tony Gatlif, Sébastien Thierry du Pérou [1] l’écrivain Joseph Zanko, les éditions Petra, ou encore notre cher Alexandre Romanès, quelles grandes voix furent en mesure de rappeler la mémoire de ce peuple victime du génocide nazi ?
L’art, ici comme ailleurs, est le puissant vecteur d’une alerte où le sens traverse les êtres par le symbole et l’émotion. Avec des créations comme celles de Tony Gatlif, en particulier son film Liberté, la découverte de Ceija Stojka, artiste Rrom exposée à la Maison Rouge, de l’auteur Rrom Matteo Maximoff et de sa fille Nouka, une part de plus en plus importante du monde occidental prend conscience, depuis une trentaine d’années, que le génocide de la seconde guerre mondiale n’était pas réservé aux juifs, aux homosexuels, aux communistes et autres dissidents…
Il est essentiel de pouvoir, dans une même manifestation, faire apparaître tout cela en permettant à plusieurs générations de se croiser et de se raconter — de Raymond Gurême, le vieux sale gosse, éternel évadé de 91 onze ans à Lor’A Yéniche, rappeuse de 26 ans, petite-fille de déporté – pour, le temps d’une journée, relier les choses entre elles et construire une vision panoramique, presque kaléidoscopique, d’une culture méconnue dont seuls émergent des stéréotypes.
D’après « Le Journal d’un bourgeois de Paris » en 1427, le parvis de la basilique, où sont enterrés les gisants des rois de France, vit apparaître les premiers Rroms dans le Royaume. Saint-Denis, l’une des villes les plus cosmopolites et pluriculturelles du pays, concentre de fait beaucoup de haine nationale. Et en cela il s’agit bien, ici, d’un acte de résistance à une société standardisante et déshumanisante, acte dont on ressent qu’il peut être partagé par beaucoup d’autres. Comme l’écrit l’historienne libertaire Claire Auzias « […] l’hospitalité qu’il serait temps de prodiguer aux Rroms pourrait créer les conditions d’un échange égal où l’opposition que le Rrom moyen se croit obligé de manifester à un gadjo, par impératif identitaire ou par idéologie, se résoudra en redéployant sa présence au monde ».
Cette Journée de l’Insurrection gitane est l’occasion de connaître un peu mieux cette minorité maltraitée par l’histoire dont on a souvent une vision misérabiliste mais qui a notamment produit les plus grands maîtres du flamenco et de sublimes violons tsiganes.
Une culture méconnue dont, il y a une vingtaine d’année, l’Arta [2] et Ariane Mouchkine nous montrèrent, dans un très beau voyage artistique de l’Inde à L’Europe, l’incroyable richesse issue de la sédimentation d’alluvions culturels qui produisit un exemple fort de cette créolisation que conceptualisa Édouard Glissant [3]. Partout où les Rroms vont et restent un peu, quelque chose surgit, produit par cette identité-nomade [4] évoquée par le philosophe.
Pour ce qui est du flamenco, si on se place du point de vue de la forme artistique, ni les Gitans, ni les Juifs, ni les Espagnols, ni les Arabes, ne peuvent s’approprier exclusivement cette forme, il s’agit bien « d’identité-relationnelle » [5] et ce sont les Gitans qui y font surgir « les plus profondes émotions qui forment la racine de l’expérience humaine » [6]. Les Rroms ne s’adaptent pas, ils apportent à nos sociétés quelque chose de l’ordre de l’origine qui jaillit comme une force transcendante démesurée et baroque sur laquelle le système occidental globalisant a peu d’emprise. Une culture, oui, mais avant tout une dynamique.
Car de quoi parle-t-on, sinon d’un processus en transformation permanente, qui fait de chaque culture, à certains moments de l’Histoire, un point de repère dans l’espace et le temps, source et ressource [7] de ce que nous percevons comme « identité culturelle », à laquelle succéderont de nouveaux bouleversements, préludes à de nouvelles et imprévisibles recompositions. Non un espace clos, mais un flux permanent et discontinu perceptible à l’échelle de l’Histoire ou de celle du Grand Temps des conteurs. Comment le dire mieux que Claude Levi-Strauss : « Le normal n’est pas le fixe. La fluidité et le mouvement sont l’ordre et non le chaos » ?
D’un instant l’autre