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Celui qui tombe : la beauté au service de la régression




Ce spectacle de Yohann Bourgeois articule l’ancien dispositif des « pièces à machines » à l’espace risqué du cirque, la forme esquissée de l’expérimentation humaine, l’espace du désir lilliputien, un Radeau de la Méduse et un jardin d’enfant avec sa balançoire. Cette diversité de figures allusives et les effets de leur entrelacement produisent un plaisir exceptionnel et ambigu, où s’entrechoquent émotion et travail symbolique.

Celui qui tombe © Géraldine Aresteanu

Le plateau est occupé par une immense machine qui descend du plafond, esquissant un deus ex machina, rappel des « pièces à machines ». Richelieu fit construire, en 1641, un imposant théâtre équipé de machines, imité notamment par le Théâtre du Marais, qui en devint spécialiste [1]. Les « pièces à machine » préparent l’opéra et sont la marque d’un pouvoir monarchique qui aime que le public s’extasie devant la puissance de l’ingénierie, c’est-à-dire d’un instrument aussi asservi qu’il est asservissant.

Le théâtre grec (comme le romain) utilisait des machines, en particulier à voler, pour les dieux et les héros. Au XVIIe siècle, Torelli, le Vénitien, joua à Paris un rôle éminent dans ce domaine, précédé par le fameux livre de Nicolas Sabbatini : Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre (1637). C’est l’époque glorieuse des automates qui fascinèrent depuis Homère jusqu’à Vaucanson [2].






Ici, il s’agit d’un grand praticable, massif, tout en bois, impressionnant, accroché à des tambours, reproduisant manifestement la « mèchanè » grecque, qui devient un personnage. La signification politique de cette machine est ambiguë. Elle déplace le regard vers la machinerie, objet qui mime un sujet, technique automotrice qui réifie ce qui l’entoure. D’emblée, les danseurs-comédiens (plus encore qu’acrobates) sont semblables à des objets montrés sur un plateau, oscillant entre la babiole décorative et le hamster gigotant dans sa cage. Ce rapport de domination est aussi d’ordre esthétique. Le spectacle débute avec la disproportion entre la puissance de la machine et la fragilité des humains. La pauvreté des signes facilite l’interprétation.

Un autre espace s’impose, celui du cirque. Cinq situations se succèdent, rythmées par des changements techniques : la pente variable, la rotation, l’équilibre sur un axe, le praticable en hauteur, la balançoire. Chaque forme donne lieu à des réponses différentes : chorégraphies changeantes, projections symboliques diverses. Par exemple, dans la situation 3, l’un des personnages s’éloigne du centre, n’en fait qu’à sa tête, et oblige les autres à fabriquer une parade qui atténue le déséquilibre. On devine sans effort la morale. Durant la rotation rapide (situation 2), des couples se forment, luttant contre la force centrifuge. Moments émouvants, statues vivantes, corps arc-boutés contre la pression. L’amour en lutte contre les forces du monde environnant. L’impression d’être au point de naissance du symbole : la liaison efficace d’une donnée sensible brute et d’une amorce de signification.

Une autre forme est convoquée par le dispositif scénique : l’expérimentation humaine. Des hommes, groupe homogène en âge et en genre, dans un espace instable : comment les relations sont-elles modifiées, conditionnées par les changements physiques ? Quand commence la solidarité ? Quand se défait-elle ? Des expériences de Stanley Milgram [3] à Loft Story [4]en passant par la fameuse expérience de Stanford conduite par Zimbardo [5], pour la psychologie comportementale, « behavioriste », l’approche scientifique prime tout autre considération. Certes, Milgram était un scientifique tandis que les promoteurs de la télé-réalité sont de simples exploiteurs de l’intimité. Mais il y a l’imposture Zimbardo. Mais il y a l’histoire longue des zoos humains [6], des cobayes humains dans les camps nazis [7], des enfants servant de matériel expérimental dans l’étude des vaccins [8], les discussions sur l’opportunité de l’expérimentation humaine [9]. Mais il y a Samuel Beckett, Le Dépeupleur [10]. Bref, tout un ensemble de formes sociales plus ou moins expérimentales, assez terrifiantes si on les rassemble. Ce faisceau de renvois explique peut-être l’aspect sombre du spectacle, une couche de désespoir, fine mais acide.

Celui qui tombe © Géraldine Aresteanu

Une autre référence pourrait être Lewis Carroll. Deleuze écrit, dans Logique du sens (Minuit, 1969) : «  Les cliniciens qui savent renouveler un tableau symptomatologique font une œuvre artistique ; inversement, les artistes sont des cliniciens, non pas de leur propre cas ni même d’un cas en général, mais des cliniciens de la civilisation » (276-277). Alice in Wonderland n’est pas qu’une rêverie psychotique, c’est aussi une expérience d’instabilité : le corps d’Alice est affecté de déformations monstrueuses et elle traverse des espaces très changeants. Cette mise en récit de transformations topiques est le pendant de la mise en scène d’une figure du monde comme « branloire pérenne » selon la formule de Montaigne [11]. Ça bouge sans cesse, quelques vagues instants de repos çà et là et tout se meut, tout s’écoule (cf. Héraclite), tout s’écroule.

Une autre forme psychique, celle du désir d’être minuscule ou de rencontrer des géants, bref de régresser tout droit vers l’enfance, sous-tend le spectacle. Le désir d’être Lilliputien est un fantasme d’adulte en manque de mère immense et enveloppante.

Deux autres figures hantent ce spectacle : le Radeau de la Méduse et son antidote le jardin d’enfant à la balançoire. Comme dans l’opposition précédente, deux contraires s’articulent, reliés par la houle du radeau et le balancement de la nacelle. Cette dyade fonctionne en superposition avec les précédentes. Machine versus danseur, admiration versus peur, expérimentation versus dérision, instabilité universelle versus continuité, Lilliputien versus géant, joie versus angoisse. Chaque niveau communique avec les autres.

C’est une fable, celle des noces du pouvoir et de la machine. Les machinistes apparaissent sur scène comme des personnages, en particulier celui qui, au poste de commande, règle l’usage du praticable. Le vrai patron, c’est le metteur en scène. Visible nulle part, présent partout, tel Dieu dans la création, à l’instar de l’écrivain selon Flaubert [12]. Le metteur en scène orchestre l’ensemble dans une disposition très pyramidale. D’où le côté « fable politique ».

Celui qui tombe © Géraldine Aresteanu

On ne peut qu’admirer ce spectacle : il faut un vrai talent pour enchaîner sans relâchement autant de figures cohérentes, tissant un réseau d’images, d’émotions et de corps. La contrepartie, c’est la pauvreté des messages.

Le plaisir du spectacle, comme la jouissance politique, sont ambivalents : combinaison d’une invasion d’affects et de leur purgation pour l’un, mixte de passion, de lutte et d’immersion dans l’Histoire pour l’autre. Un spectacle est contemporain parce qu’il tend à replacer le spectateur dans le cours actif de l’Histoire. Lorsque la régression infantile y occupe une place prépondérante (la grandeur de la machine martèle constamment que le pouvoir est hors de portée), la jouissance produite par ce spectacle n’a rien de politique. Il chuchote sans arrêt : « moi…, moi…, moi…, viens régresser avec moi, grâce à moi… »

Jean-Jacques Delfour

Celui qui tombe, texte et mise en scène : Yoann Bourgeois. Avec : Elise Legros / Julien Cramillet / Vania Vaneau / Mathieu Bleton / Marie Fonte / Dimitri Jourde.
Vu au Théâtre National de Toulouse le 18 mai 2018.


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