L’Incivile, mise en scène par Ido Shaked et Lauren Houda Hussein, est une création du Théâtre Majâz. Cette compagnie, qui assume sa fonction politique, considère la mémoire collective comme une œuvre d’art qui occulte des faits insupportables, « laisse hors champ les éléments non conformes ». Inlassablement interrogateur sur le monde, Majâz pose une question brûlante à partir de l’Antigone de Sophocle : l’assimilation à une culture autorise-t-elle la transmission de valeurs exogènes ?
Le Théâtre Majâz est le fruit d’une rencontre en 2007, entre ces deux étudiants de l’école de théâtre Jacques Lecoq à Paris. Dans cette compagnie pluriculturelle, chaque comédien d’Espagne, de France, d’Israël, d’Iran, du Maroc ou du Liban..., met sa culture et son histoire au service du travail théâtral. « Majâz » recouvre en arabe plusieurs définitions : métaphore, imagerie, ou passage. La notion de passage, c’est le leitmotiv de cette compagnie. Passages des frontières réelles ou imaginaires, physiques ou mentales qui nous séparent de l’autre, le but étant de faire exister ces traversées sur le plateau. Fruit d’ateliers menés en lycée, L’Incivile fut élaborée à partir de questionnements sur un État laïque et la place que peuvent y tenir la religion et la tradition.
L’Incivile transpose le personnage mythologique d’Antigone tiré de la pièce éponyme de Sophocle dans un espace contemporain, celui de l’école d’aujourd’hui. Réécrite dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale par Jean Anouilh ou Bertolt Brecht, elle met en scène [1] la fille d’Œdipe et de Jocaste, dans sa résistance aux injonctions de Créon qui interdit d’enterrer son frère Polynice. Vieille de plus de 2400 ans, la pièce persiste à porter un sens contemporain, celui d’un impératif de résistance. Antigone continue d’incarner au-delà du temps une figure de la force, de l’humilité, de l’entêtement face à l’injustice.
Où Antigone manie des symboles d’aujourd’hui
Lors d’une présentation de fin d’année dans un lycée, Nour s’empare du monologue d’Antigone et décide de l’incarner voilée, en empruntant à sa grand-mère le voile qu’elle préfère. En lisant Antigone, la lycéenne s’est questionnée sur son propre héritage et l’injustice qu’elle subissait. Portée par le courage de l’héroïne elle décide de l’interpréter au double sens du mot, c’est-à-dire dégager le sens exact du texte, tout en lui donnant un sens personnel.
Ici, le sujet central est celui de la laïcité en milieu scolaire. Cette pièce permet d’élargir ce champ à la religion, aux questions de l’immigration qui convoquent intrinsèquement ce rapport à la cohabitation de diverses cultures. C’est là qu’intervient la notion de ce qu’on nomme intégration. Dans ce lycée, c’est un cataclysme qui se produit. Nous sommes face à l’équipe pédagogique. Neuf personnages, en plus de Nour, [2] dotés d’un libre-arbitre mais investis dans « l’école de la République ». Tous cherchent à comprendre l’action de cette élève, entre points de vue personnels et discours officiel de l’État. Il est bon de questionner ce que convoque ce choix, mais mettre en question le droit ou non de le faire, fait surgir un vrai problème de société. Qu’est-ce que cela traduit ? Ils débattent, défendent leur position, tout en ne voulant pas abandonner l’élève. Pourtant, il s’agit bien d’un Conseil de discipline. Sera-t-elle exclue ?
Entre une proviseure qui se pense féministe et s’élève contre le voile « objet de soumission » [3] et la CPE [4] qui opte pour une laïcité visible : une cohabitation des religions au grand jour, ces personnages permettent d’accéder à des points de vue différents. Posséder une réelle culture des religions est fondamental aux yeux de la CPE, tandis que le professeur de SVT soutient que la religion n’a rien à faire dans l’école de la République. Ces débats, discussions et pleurs ont lieu dans le cadre d’un Conseil de discipline. Les personnages campent les divers points de vue qu’on retrouve dans notre société à l’égard de la religion. Points de vue toujours liés à leurs contextes originels ; classe sociale, culture, parcours des ancêtres, avec, toujours un rapport d’émancipation, un mouvement, dû aux différences générationnelles. Il ne s’agit pas ici d’une jeune femme qui porterait un foulard en milieu scolaire, mais d’une élève qui, pour une présentation de fin d’année, choisit d’incarner un personnage de théâtre avec un foulard. Il s’agit alors d’un costume, certes connoté, mais utilisé dans un atelier, incarnation d’un personnage. Cet acte est d’une grande beauté. Avec cet objet, elle déclare la guerre au mot « laïcité » et rend hommage à ses origines. Dans une école laïque, devons-nous taire la religion ? La censure est d’autant plus forte dans le champ « fictionnel » (bien que le théâtre s’inscrive toujours dans le réel). Peut-on mettre en question la légitimité d’un choix artistique qui a été pensé dans sa forme par rapport à son fond ? Face à ce huis clos, nous assistons à de longues tirades sur la liberté individuelle et la notion d’intégration. Chacune, sans être caricaturale, est une sorte d’archétype des voix qui agitent nos débats sur la religion.
Le Théâtre Majâz est revenu présenter cette pièce deux soirs consécutifs en décembre 2019 au Grand Parquet, à Paris, après l’y avoir déjà montrée un an auparavant. Antigone met en scène un personnage en révolte face au pouvoir, à l’injustice et à la médiocrité. Dans L’Incivile, le voile que choisit de porter Nour est une métaphore de la révolte. Par cet objet, elle injecte au personnage une injustice visible et retourne totalement l’équipe éducative du lycée. Nous passons 1h30 sur cette question : faut-il la sanctionner ? Le voile doit-il être interdit, même au sein d’un atelier de théâtre en milieu scolaire ? Est-il normal qu’il ne soit pas toléré dans l’incarnation d’un personnage ? La liberté du théâtre n’inclut-elle pas le choix du costume ? L’étudiante se défend : elle recommencera s’il le faut. Ce n’est pas du goût de la proviseure.
Défier la tragédie grecque en s’inscrivant dans le prolongement de Sophocle mérite le respect. Évidemment, une œuvre résonne différemment selon l’époque où elle est créée. Reprendre cette tragédie au XXIème siècle est un moyen pour Majâz de s’exprimer tout en reprenant une histoire immortelle. Mais surtout, il faut lire la pièce dans l’idée que l’injustice actuelle applique à chaque mot une résonance particulière. Lorsqu’elle fut représentée en 1946 dans la version de Jean Anouilh, on y voyait un regard sur l’Occupation et la Résistance ; un appel à la révolte. Ici, aucun point de vue n’est explicitement imposé. Nour parle peu, elle pleure et se referme, dans un silence effroyable qui en dit long sur la souffrance, et l’âge qu’elle a à cet instant.
De tragédie antique, Antigone devient tragédie contemporaine. Nour résiste silencieusement dans la parole et fortement dans l’action. N’est-ce pas une invitation à agir plutôt qu’à discuter face à un État qui ne nous entend pas ? Par la réécriture, le dramaturge est un lecteur qui vole rigoureusement l’objet de sa lecture. Proches du langage populaire, les dialogues s’éloignent du style soutenu de la tragédie classique. Chaises et tables d’école d’aujourd’hui, objets faciles à déplacer, permettent de renouveler le décor comme on fait avec une salle de classe pour un nouveau cours. Des objets qu’on peut soulever, empiler, jeter, solides comme les visions traditionnelles ! Invoquant sa liberté individuelle face aux lois de l’État dans le huis clos du Conseil de discipline, Nour présente la figure radicale et ambivalente d’une Antigone d’aujourd’hui. Les personnages sont modernes dans leur habillement, leurs attitudes et leur langage, l’histoire vient en second plan. On traite ici de l’être, de ses faiblesses, ses forces, sa noblesse et ses peurs.
Initialement, le combat d’Antigone est de rendre les honneurs funèbres à son frère Polynice, pour qu’il ait le « droit à entrer dans l’oubli et pour qu’il gagne un infini respect ». Elle veut honorer ce devoir, celui d’enterrer son frère en rejetant tout autre point de vue. Elle formule haut et fort ce que le peuple n’ose formuler. La détermination de la jeune femme qui repousse sans cesse ses limites, la pousse à aller plus loin que les autres, à ne se pas se contenter de ce qu’elle représente ou possède. N’est-ce pas la tentative de Nour, rendre les honneurs à sa culture, à sa grand-mère et à cette incompréhension qui plane ? La pièce appelle autant à la révolte qu’elle sous-entend l’obligation de se plier à certaines règles. Le Conseil de discipline permet de rejouer nos grands conflits de société. Nous assistons à une tragédie. Ce cataclysme permet d’ouvrir le débat et de questionner dans sa complexité la place de la religion et de la tradition dans un État laïc. En mettant Antigone en résonance avec la méconnaissance de la religion musulmane dans la France contemporaine, le Théâtre Majâz ne cesse d’explorer les enjeux de territoires et frontières.
Marine Lemaire
L’Incivile, vu au Théâtre du Grand Parquet, 35 rue d’Aubervilliers 75018 Paris.
Prochaine représentation le 25 février au Figuier Blanc, 16-18, rue Grégoire Collas 95100 Argenteuil.
Texte et mise en scène : Lauren Houda Hussein et Ido Shaked et la complicité des comédiens
avec Charlotte Andrès, Laurent Barbot, Anissa Daaou, Lauren Houda Hussein, Dan Kostenbaum, Arthur Viadieu et Noémie Zurletti
Création lumière : Victor Arancio
Création son : Thibaut Champagne
Costumes : Sara Bartesaghi Gallo