Aujourd’hui dimanche 24 avril 2022, en ce jour particulier, ce carrefour des impasses auquel nous aboutissons, je me permets de déroger à notre règle qui est de ne parler ici que d’art et de culture même si nous ne voulons jamais oublier leur dimension sociale et politique. Comme beaucoup de gens, le moment que traverse notre pays m’insupporte et je dois livrer quelques mots sur la situation dans laquelle nous a collectivement placés un pouvoir cynique prêt à tout pour conserver le pouvoir. Je ne dis ici rien de bien nouveau, mais au moment où nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la montée des idées d’extrême-droite, j’ai absolument besoin de le dire.
Si vous parlez de fascisme grandissant, c’est de ceux qui ont du pouvoir, qui sont au pouvoir, qu’il faut parler. Les autres, c’est le peuple égaré. Volontairement égaré et entretenu dans l’égarement. Par les médias mainstream et l’abêtissement généralisé, bien sûr, mais pas seulement.
Ce sont des gens qu’on décourage depuis très longtemps, depuis des générations en fait, insidieusement ou violemment parfois, par tous les moyens possibles, de penser, de s’instruire, d’apprendre, de lire, d’être à l’écoute de leur âme, d’échanger sur la base d’un minimum de connaissance et d’ouverture à sa sensibilité. Ceux-là sont simplement des ignorants - et des êtres blessés, spoliés - qui cherchent à s’attribuer une "identité" de carton-pâte parce qu’ils sont dans un manque brûlant, parce qu’on les prive de l’essentiel, qui est l’échange, l’apprentissage, le mouvement permanent de l’esprit.
Au lieu de quoi on leur propose des identités factices auxquelles se raccrocher, on les empêche sans cesse et par tous les moyens d’avoir accès à cette profonde vérité : toutes les étiquettes identitaires qui ne sont pas fondées sur des valeurs positives et ouvertes, sur un mouvement vers la beauté, sont fausses, toujours, toutes, sans exception, falsifiées.
Les "identités" fixes sont des prisons mentales qui bloquent l’évolution des êtres et donnent l’illusion de compenser le malheur quotidien par la marque d’une appartenance fondée sur le refus de comprendre l’autre, l’obsession d’en faire un ennemi. L’image du mal, qui donne le sentiment sans joie d’être du bon côté.
Le très vieux modèle du bouc-émissaire, qui marche dans tous les sens, remplit toujours sa fonction qui est de détourner le tir de sa vraie cible. Ceux-là, ceux qui sont privés de pensée et abreuvés de confusion, parfois jusqu’à la folie, ne sont alors que des victimes, des marionnettes sommairement manipulées qui travaillent contre leur véritable intérêt en s’efforçant de reconstruire de faux remparts autour des ruines. Leur refus pathologique de l’autre, leur illusion d’exister contre l’autre, n’améliorera jamais leur sort, ne leur fournira jamais la moindre plus-value, jamais. Seuls ceux qui détiennent le pouvoir y trouvent un intérêt, et ceux-là seuls, même et surtout s’ils en jouent de façon hypocrite et perverse, méritent d’être qualifiés de fascistes.
C’est ce que les Gilets Jaunes avaient commencé à découvrir, en échangeant, en avançant ensemble dans l’égalité retrouvée d’un pauvre uniforme qui leur donna le sentiment d’être unis et donc la possibilité de réfléchir à plusieurs sans a priori, peu à peu, au-delà des étiquettes qu’on les force à se coller sur le front pour les empêcher de comprendre l’intérêt d’être ce qu’ils sont en fait : des humains ensemble, et qui cherchent.
Certains portaient une étiquette d’extrême-droite, d’autres se voyaient du côté de la gauche, mais ils ont réussi à se parler, et c’est la raison très précise pour laquelle le pouvoir les a massacrés et persécutés. Ils se parlaient. Là est le danger suprême pour ceux qu’on appelle ultralibéraux : que les gens se parlent, qu’ils aient les moyens et le temps de se parler, au-delà des camps apparents et futiles, au-delà de la binarité des pseudo-appartenances politiques, qui font que la colère sera toujours canalisée vers la terreur, comme ça a été le cas aux USA lorsque les Démocrates ont liquidé Bernie Sanders.
La colère qui essayait de penser se portait évidemment de son côté, mais lorsque Miss Clinton s’est débarrassée de lui, il n’est plus resté à la colère populaire d’autre alternative pour s’exprimer politiquement que l’absence de pensée trumpienne. C’est ainsi que les ultralibéraux procèdent toujours, ici comme ailleurs, il s’agit simplement pour eux d’éliminer la pensée. Car la pensée va toujours, inévitablement, vers ce qu’on appelle la gauche. Là où on a la chance d’aimer le risque de l’intelligence, là où être soi-même n’est pas être en prison.
Nicolas Roméas