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Carly Wijs, « Nous / Eux » : Bécassine au Pays des Soviets




Si l’on se souvient de la prise d’otages à Beslan, en Russie, en septembre 2004, dans une école primaire, qui s’acheva dans le chaos avec 334 morts dont 186 enfants et 783 blessés, on perçoit la difficulté de la gageure relevée par la Belge Carly Wijs. En faire, à la demande de la Cie Bronx, un spectacle pour jeunes publics, « dès 9 ans ».

Bien sûr, il n’y a aucun cadavre sur scène. Le plateau est ludique et d’une neutralité totale : les deux personnages, joués par des comédiens vifs, fluides, légers, dessinent le plan de l’école, évoquent certaines postures des terroristes, racontent la prise d’otages comme si c’était une fable, s’amusent, bref dédramatisent. Une grande partie du spectacle vise à éloigner l’événement d’une extrême violence que le spectacle est pourtant censé rapprocher des enfants spectateurs. La volonté d’informer et le souci de l’intégrité des spectateurs enfants sont les deux intentions contraires qu’il s’agit d’équilibrer. D’où l’aspect funambule de la mise en scène.

Nous/eux © FKPH

Mais la question se pose : pourquoi faudrait-il que des enfants de neuf ans aient connaissance de ce carnage à Beslan ? Les enfants ont le droit d’être des enfants. Ils auront bien le temps d’apprendre toutes les catastrophes historiques angoissantes. On répondra que les enfants spectateurs ne sont pas seuls,ils sont encadrés, rassurés. Mais quel recours et quel cadrage pour les enfants aux parents défaillants, voire toxiques ? La réception des spectateurs n’est pas entièrement homogène. On ne sait pas ce qui se passe dans la tête des enfants. Même ceux qui semblent bien entourés seront traumatisés, peut-être pas par le spectacle lui-même, mais par les questions qu’ils sont poussés à se poser : qu’est-ce qu’un pédophile ? Qu’est-ce qu’une prise d’otage ? Une telle catastrophe peut-elle arriver dans mon école ? – On joue avec le feu en mettant ces êtres en devenir que sont les enfants au contact des tueries historiques, fût-il indirect.

« Les enfants », ça n’existe pas ; ce qui existe, ce sont des enfants singuliers, avec tel vécu, telle histoire, tel milieu social et culturel, telle personnalité, telles rencontres, tels événements décisifs, tels mythes sociaux-historiques. L’enfant forme une totalité ouverte, germinale, protéiforme et instable. Tout individu est un infini et l’infini ne peut être épuisé, dit Durkheim.

Cette pièce, à rebours de l’intention, fonctionne comme une expérience psycho-sociale. On s’empare de paquets d’enfants, on les place devant ce spectacle étrange, difficile à comprendre (c’est une image de la perception enfantine d’un véritable carnage), c’est-à-dire décontextualisé, et on observe leurs réactions. Peut-on accepter de les traiter comme des cobayes ? Peut-on accepter l’argument selon lequel le monde est déjà si violent, de telle sorte qu’il y aurait une hypocrisie à refuser à ce spectacle le droit d’être vu : les adultes abandonneraient leurs enfants à la violence du monde (cf. les horreurs diffusées par la télévision domestique) et ne s’en préoccuperaient que dans ce cas-là ? Cette incohérence des adultes n’est pas nouvelle. Cela suffit-il à justifier le projet ? – La télévision est, dans la plupart des foyers, une fontaine d’images pas particulièrement légitime, en tout cas moins que le théâtre qui présente un aspect de valeur et est perçu comme normatif, comme culture supérieure.

S’agit-il d’accoutumer les enfants à la violence de façon à ce qu’ils la trouvent naturelle, allant de soi, inhérente à la nature humaine ? À la fonction expérimentale s’ajouterait une éducation à l’acceptation de la violence. Les enfants – si une telle appellation peut avoir un référent homogène – reçoivent indifféremment comme nature ce qui est histoire. La parole des adultes, quand elle ne s’est pas encore disqualifiée elle-même, prend la forme du dogmatisme : tout ce que disent papa et maman est vrai et juste, le plus souvent. La négativité de l’adolescence tient en partie à la perception que cette parole parentale est douteuse voire fausse, et injuste.

La fiche de salle précise que l’autrice eut des entretiens avec son fils de neuf ans qui lui a fourni un matériel interprétatif et psychologique utilisable pour l’écriture de la pièce. Le spectacle qui en est issu est également précédé d’une « préparation » du jeune public lorsque des classes de primaire ou de collège sont invitées. Ces efforts d’encadrement, de neutralisation, d’inscription dans un continuum familier, école-théâtre-famille, suggèrent la conscience d’une dangerosité de ce spectacle. L’autrice – qui assume la mise en scène – a peut-être conscience que la légitimité de ce projet est rien moins qu’évidente. Qu’est-ce qui pourrait justifier la volonté de faire savoir à des enfants de neuf ans que ce désastre de Beslan a bien eu lieu.

Et les contes ? objectera-t-on. Ne sont-ils pas remplis d’histoires tragiques, avec des monstres, des crimes, des abandons, toute une violence manifeste ? Mais ce sont des fictions, rien qui soit posé comme réel, mis à part les sentiments éprouvés ; ce sont des fictions qui n’ont pas le poids du réel ; ce sont des fictions qui, en général, se terminent bien, à quelques exceptions près. Ce sont des mythes c’est-à-dire des récits initiatiques et qui placent l’enfant devant des situations dont le sens est essentiellement symbolique. Différence de nature entre le réel horriblement historique et le conte symboliquement horrifique.

Nous/eux © FKPH

La rencontre avec les grandes catastrophes de l’histoire est toujours, qu’on le veuille ou non, un traumatisme. Ce qui compte alors, ce sont les mécanismes de remaniement psychique interne : comment dois-je – comment puis-je ? – modifier mes croyances fondamentales, l’image que j’avais du monde et des autres pour pouvoir, sans trop de souffrance, accepter que ces événements, si violents soient-ils, ont eu lieu en effet.

En même temps, il n’est pas scandaleux que l’enfant soit objet. Toute civilisation façonne l’enfant selon ses modèles, l’apprentissage des techniques, la régulation des émotions, la définition des praxis, la configuration des rêves et l’imagination des mythes. L’enfant est matière : son corps et son âme, « admirable plasmature » (Rabelais), reçoivent une forme typique, reconnaissable, qui assure son intégration. Le théâtre, peu ou prou, est un des instruments anthropologiques de ce façonnage.

Jean-Jacques Delfour

Nous/Eux, texte et mise en scène Carly Wijs pour Bronks, compagnie de théâtre pour jeune public basée à Bruxelles.

Vu au Théâtre de la Cité à Toulouse, le 12 mai 2019.

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Vu au Théâtre de la Cité à Toulouse, le 12 mai 2019.


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