À travers l’exposition « Baya, icône de la peinture algérienne. Femmes en leur Jardin », l’Institut du Monde Arabe à Paris puis le Centre de la Vieille Charité à Marseille, rendent hommage à l’artiste algérienne la plus singulière du XXe siècle, propulsée dès ses 16 ans au sommet de la notoriété. Une invitation à (re)découvrir le bestiaire énigmatique de ses céramiques et surtout ses peintures joyeuses et colorées montrant une nature luxuriante, comme une ode à la vie.
Prologue plutôt perso
J’ai eu ma période monomaniaque avec de l’acrylique sur toile de motifs fleuris autour du thème des quatre saisons. Des divagations, comme mes textes dans L’Insatiable. Mais, depuis un moment, j’ai besoin de changement de technique. J’expérimente. Je découpe beaucoup de choses. Je suis à l’affût du moindre papier à motifs colorés susceptible d’être exploité à des fins encore inconnues.
J’ai une seconde obsession parallèle à celle-ci. Dès qu’un sujet dans la presse questionne « l’accès au beau » et suscite ma curiosité, je découpe dans des revues des articles à propos d’expositions. J’ai découpé un article sur Baya dans Télérama. Il est affiché sur le frigo de la cuisine au milieu de critiques littéraires et suggestions d’expositions. Je lis « gouaches inspirée de contes, composition, couleurs, mariage avec un musicien, polyphonie de tons, femmes entourées d’enfants, d’oiseaux, de fleurs, tous cernés d’un trait noir, bestiaire fantastique, jardins luxuriants, autodidacte, réappropriation de la peinture populaire orientale, échapper aux diktats de la peinture occidentale ». Une photo de Dame à l’oiseau m’intrigue et me parle. Il n’en fallait pas plus pour m’attirer comme guêpe dans un pot de miel. Ma folie se manifeste ainsi.
Je découpe dans des feuillets de présentations de lieux culturels des formes de toutes les couleurs. Des sortes de lianes. Des pétales. Des feuilles énormes ou minuscules. Rondes ou biscornues. Je découpe d’autres formes abstraites, sinueuses ou anguleuses. J’assemble. J’invente des créatures végétales et animales. Je colle ce fatras de papiers et cartons sur des chutes de bois carrées peintes au préalable par mes soins. J’étale des couches épaisses d’acrylique. Je choisis des couleurs vives. Diluer cette matière glissante et collante me réjouit. Toujours sur fond coloré, je forme des univers en mouvement. Méli-mélo de représentations abstraites et d’éléments figuratifs.
J’imagine des mondes, en lien avec un sujet précis. J’ai des rituels. Je prépare le matériel. J’écoute un podcast ou de la musique. Je m’enferme dans un monde. Dans ma salle à manger, sur une table couverte de bazar. Je ne sais pas vraiment où je vais. J’ai un sujet de départ. Une pensée, une intuition, une réflexion. Je la traduis par des collages. Je donne parfois des titres alambiqués à ces créations.
J’assume le côté naif ou féerique de mes « bidouilleries », je le revendique. Art modeste, art brut, peu m’importe dans quel tiroir on pourrait classer cela. Alors, quand je découvre les gouaches colorées de Baya et ses créatures singulières, une sororité surgit. Je suis saisie par la grâce, le rêve et la magie qui émanent de ses œuvres. Si le talentueux Jean-Jacques Delfour n’hésite pas à dézinguer joyeusement dans L’Insatiable tout ce qui lui semble paresseux ou faible, moi, je suis la candide de service. Celle qui s’emballe devant chaque geste artistique, coloré, vif et vivant.
L’effet de Baya sur moi
Je ne m’étendrai pas ici sur le parcours de Baya. Tout est fort bien expliqué dans divers articles et sur le site de l’Institut du Monde Arabe. Savoir qu’elle fut encouragée et soutenue par Camus ou Breton et exposée chez Maeght à son époque, lui donne de la légitimité et explique la reconnaissance qu’on lui accorde, mais là n’est pas mon sujet. Le lecteur qui veut en savoir plus trouvera au bas de cette chronique plusieurs liens documentaires sur son parcours.
Il me semble plus intéressant d’évoquer l’effet organique, voire orgasmique de cette exposition sur ma personne. Un peu de nombrilisme via l’analyse de nos émotions est salutaire. On apprend à mieux se connaître, à s’accepter et s’affirmer sans cesser de se mettre en question. J’ai besoin de me frotter à une création bigarrée et chargée. C’est ainsi. Des motifs répétitifs, des formes enfantines et des couleurs chatoyantes sont un mode d’expression au monde qui me correspond. Baya l’a fait. Moi aussi, dans ma salle à manger. Ça ne m’empêche pas d’aimer regarder d’autres choses.
Le lendemain de la soirée de présentation et d’échanges autour du livre de Nicolas au Vent se lève !, je me rends avec Victoria à cette exposition. Les discussions de la veille sur l’art, le rôle et la place de l’artiste pour provoquer une possible transformation sociale, génèrent chez moi une énergie nouvelle. Les contradictions, controverses et connivences partagées hier soir sont revigorantes. Nous débarquons enjouées et curieuses à l’Institut du Monde Arabe.
Pour accéder à l’exposition Baya, femmes en leur jardin il faut descendre dans l’infra-monde, une salle assez sombre du sous-sol de l’institution. Devoir atteindre un souterrain pour accéder à la lumière vitale est troublant. Le monde est-il si moche ? J’aurai du mal à remonter à la surface. Je suis hypnotisée et ivre de plaisir. Nous avons besoin de sublimer le réel pour le supporter, le transformer et continuer à avancer. Sinon, on s’étiole. Exit la pulsion de vie. Je lis les phrases de Baya retranscrites sur les murs et je me dis que nous aurions pu être de bonnes copines. Peut-être des complices.
« Quand on peint et qu’on tient ses pinceaux entre les mains, on s’évade de tout, on est dans un monde à part et on crée ce que l’on a envie de créer. C’est un parcours un peu solitaire... et que j’aime. C’est un besoin. »
« J’attache beaucoup d’importance à la création spontanée, à la manière des surréalistes. Je peins ce que je sens. Je suis agacée quand on me demande ce que je veux exprimer à travers ma peinture. Je vous donne le droit d’y trouver ce que vous désirez [...] Moi je peins, à vous maintenant de ressentir. »
Je lance à Victoria dans une sorte de transe ! « Tu as vu, c’est incroyable tout de même : Je suis subjuguée ! » À quoi elle répond, un peu lasse de sa mère souvent extasiée « Ça ne m’étonne pas. C’est exactement ce que tu penses. Et ce que tu fais avec tes peintures. »
Mais elle s’assied devant un tableau, reste en contemplation plusieurs longues minutes.
Je ne suis pas une activiste. Peindre dans sa salle à manger avec un casque sur les oreilles et France culture en fond sonore est une rébellion de salon. Mais c’est déjà vouloir transformer le réel. Peindre sur des morceaux de bois et découper des formes avec des ciseaux à papier pour inventer un monde autre est une révolution douce. Mais c’est déjà s’opposer à la standardisation des images. Je ne suis pas diplômée des beaux-arts. Peindre, coller et assembler à l’intuition pour créer du beau et le partager est une folle prétention. Mais c’est déjà s’affranchir de l’ultra marchandisation du geste artistique et de l’abrutissement provoqué par l’uniformisation des êtres.
Convaincue du besoin de partager l’art pour faire société, il m’a pourtant fallu traverser des expériences extrêmes (maladie) pour oser consacrer vraiment du temps à la création, puis laisser passer encore du temps pour sentir la nécessité de les faire sortir de mon antre. Depuis peu, j’offre à des proches des créations échevelées et colorées. J’ai le projet de créer une artothèque avec quelques camarades afin de faire circuler chez les habitants des images, représentations différentes du monde. Mêler art et artisanat, s’emparer d’un outil de création, transformer la matière, me paraît indispensable si l’on veut sortir du marasme actuel. Baya m’a revigorée du côté de William Morris, chantre de l’accessibilité au beau et à la créativité libérée, une sorte de père spirituel pour moi.
« Je demande que soit plaisant, beau et généreux le cadre matériel de ma vie. C’est une exigence de taille, je m’en rends compte. Je n’en dirai qu’une chose : si l’on ne peut y répondre, si les sociétés civilisées ne sont pas toutes en mesure de garantir à l’ensemble de leurs membres un environnement de cette qualité, je souhaite que le monde s’arrête ! »
William Morris, Comment pourrions-nous vivre 1884.
Morris appelait à un sursaut collectif pour substituer la « coopération » à « l’état de guerre perpétuelle » inhérent au capitalisme, introduire la nature et l’art dans « ces conglomérats énormes, impossibles à gérer, qu’on appelle des villes » et refuser, au nom de la joie et de la dignité la fatalité des « existences mécaniques ».
Des fils invisibles entre des gouaches algériennes, des papiers peints anglo-saxons (Morris en a crée de nombreux) et des collages champenois, tissent des liens d’exception. Le Vent se lève encore sur le champ infini de l’inventivité.
Merci Baya. Merci William. Merci Nicolas.
Claire Olivier
L’exposition est à découvrir à Paris jusqu’au 26 mars puis à Marseille au Centre de la Vieille Charité.
Pour aller plus loin avec Baya :
https://www.imarabe.org/fr/expositions/baya-icone-de-la-peinture-algerienne
https://www.radiofrance.fr/franceculture/baya-la-femme-qui-a-renouvele-l-art-algerien-2193307
PS : Après cette découverte, j’ai encore plus envie d’aller découvrir le musée des arts modestes de Sète. Le MIAM fondé entre autres par Hervé Dirosa.
https://miam.org/fr/les-arts-modestes/
Je découvre également avec jubilation dans mes recherches le musée d’art naif et des arts singuliers de Laval. Le MANAS.
https://www.laval.fr/decouvrir-sortir/musees-lieux-dexposition/musee-dart-naif-et-des-arts-singuliers