C’était une gageure de mettre en scène ce texte beckettien La Disparition du paysage, de Jean-Philippe Toussaint (2021). Quel désir et quelle détresse ont présidés à cet étrange récit ? Peut-être pour stranguler l’angoisse, qui asphyxie à peu près tout le monde depuis la décennie passée, depuis les attentats contre les corps et contre les institutions (les chefs d’État qui assassinent les services publics par exemple). Une immense violence, plus ou moins visible, se répand partout : le monde est menaçant ; que demandons-nous à l’art ? De nous rassurer ? Et comment peut-il parvenir à ce prodige ?
« Retenir ferme ce qui est mort est ce qui exige la force la plus grande. L’esprit n’est cette puissance qu’en tant qu’il regarde en face le négatif et convertit ce négatif en l’être » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, préface, p. 80 dans la traduction Vrin)
Toute œuvre littéraire, toute œuvre d’art, s’efforce de retenir solidement dans la vie ce qui est mortel. Ce conservatisme fondamental est tout à fait compatible avec des œuvres troublantes, renversantes ou scandaleuses. L’opération de négation de la mort, qui devient œuvre vivante, suppose de symboliser la mort, l’objet impossible à se représenter – sauf indirectement.
Le livre de Jean-Philippe Toussaint est la mise en récit des dernières sensations et pensées d’un homme tué par un attentat. Ce n’est pas la mort en général qui est ici visée. Il s’agit d’un personnage concret qui passe de vie à trépas, et dont la vie intérieure est scrupuleusement inscrite dans l’éternité timide du papier. L’écriture contient une promesse de résurrection imaginaire, assurée par la volière changeante des lecteurs.
Ce texte catastrophique, stabilisé et crépusculaire, est porté dans la voix plus sombre qu’erratique de Denis Podalydès, rivé à son dernier fauteuil, placé devant ce que nous croyons d’abord être un écran de cinéma assurant la fonction d’une fenêtre, à taille variable. Son dos, tourné vers la salle, nous transforme en témoin perché sur son épaule. Le texte peut alors s’écouler comme un ruisseau de lave glacée, les images nuageuses sont lumineuses et adoucissent la rugosité cruelle du récit.
Cet effet est d’autant plus fort que les images, perçues dans leur matérialité, provoquent un détournement cognitif imprévu. Le soliloque à interlocuteur muet tend à devenir un objet qu’on observe distraitement, le principal de l’attention étant accaparé par l’énigme du mode de production des images.
Le metteur en scène est tenu de porter dans la vie du théâtre ce texte épuisé, cette agonie sans crise, cette fin sans panique. Le jeu est quasi machinique, comme s’il fallait éviter une flambée d’affects. Le texte est baroque comme un procès-verbal de police. Aucune terreur n’envahit le spectateur. L’empathie à l’égard du moribond est d’abord réglée par le capital de sympathie du célèbre comédien. Cette absence de compassion démonstrative, ce mouvement de neutralisation des affects, c’est là un aspect fréquent de l’être-au-monde artistique d’Aurélien Bory. De même qu’une certaine political decency, au sens d’Orwell, rendait périphériques les phénomènes sexuels, de même des affects bouleversants n’occupent jamais tout le terrain.
Les spectateurs ont pour tâche de tisser un texte répulsif et une scénographie séduisante. Le texte, mélancolique et dépressif, reçoit comme un remède de joie. Plus le texte est tragique et insignifiant, plus il faut fournir des images vivantes, stimulantes – pour faire contraste et assurer un étayage défensif. C’est particulièrement visible dans la fin qui cumule explosion optique, chromatique, fumée, musique ample et exaltante. L’art triomphe à la fin – du spectacle en tout cas. La mort, tant que je suis en mesure de me la représenter sous un symbole ou un autre, reste objet, objet bizarre, mais objet tout de même – comme évidement.
Chez Aurélien Bory, une tension est perceptible entre la pente vitaliste, la tendance à la joie discrète et absolue de la création, et le souci de répondre à la demande intérieure des textes qu’il met en scène. Servir l’œuvre sans renoncer à ses exigences esthétiques et éthiques. La progression scénique est assez lente, elle répond à un besoin collectif de rassurement, on ne s’aperçoit pas directement de la contradiction entre la mort presque là et le feu d’artifices final et triomphant. Cette contradiction ne peut être sublimée ni dépassée. Elle est la vie même.
Il n’y a pas tant de différence entre ce spectacle et un rituel funéraire des Nambikwara : les représentations de la mort doivent être canalisées, contenues, détournées, déniées, effacées, mises sur le côté ou transformées.
Jean-Jacques Delfour
Vu au Théâtre de la Cité le 15 mars 2022