Mnouchkine et le Théâtre du Soleil sont devenus, depuis quelques décennies, des dieux indiscutables qui brillent au firmament du théâtre français, c’est-à-dire, sous un certain angle, une marchandise de luxe vendable sur le marché culturel international, toujours très concurrentiel et valable sur le terrain de la politique nationale (cf. le « trésor national vivant »). [Note de la rédaction : Ceux qui ont eu le bonheur d’être marqués en 1970 par la découverte du 1789 du Théâtre du Soleil, puis de son 1793, ne peuvent que souffrir du constat malheureusement exact que dresse ici Jean-Jacques Delfour.]
Ce spectacle, L’Île d’or, est un adorable bibelot dont la joliesse incontestable tend à éclipser l’aspect politique, lequel est d’ailleurs à peine perceptible. Au point que l’évocation d’un conflit (très brechtien) entre des petits pécheurs locaux dominés et des promoteurs capitalistes sans scrupules, semble désuète et anhistorique, un prétexte pour avoir bonne conscience durant le temps d’admiration et de distraction. D’autres mini-signaux évoquent paresseusement tel conflit actuel, le temps d’une chanson.
Ou bien y a-t-il comme un constat désespéré : la fin de la lutte des classes par le triomphe des classes dominantes et riches (capital financier, politique, culturel, communicationnel), aux yeux desquelles la lutte des classes relève du folklore ? L’aspect jolie distraction est contestée par le personnage de Cordelia, figure de la metteuse en scène, qui semble rêver tout ce qu’on voit sur scène et qui dès lors est frappé de nullité. Les funérailles de l’ancienne alliance entre théâtre et action politique. Non compensée par les citations et les références.
Ce spectacle bien-pensant reste positif, utopique, onirique ; ces aspects de rêve ont en commun une même fuite dans l’exotisme. Cette fuite est ici accentuée jusqu’au scandale du fait de la domination de l’angoisse par sa forme climatique. Il y a comme une contradiction entre tous ces spectacles anxiolytiques et le carnage colossal du dérèglement climatique. C’est-à-dire le fait que nous vivons dans une dystopie totale, planétaire, réelle. Tous les efforts culturels pour enfermer les catastrophes réelles et possibles dans des nasses imaginaires sont mis en échec par la violence extrême du réchauffement global. Toute pièce de théâtre, tout film, aussi forte soit leur charge d’irréalité, ont lieu en plein monde, c’est-à-dire en relation intime avec l’état général de ce monde.
Au fur et à mesure que la conscience de la catastrophe totale progresse parmi tous les peuples de la Terre, progresse la conscience de l’impossibilité de retarder les actions à lancer afin de diminuer son impact. Cette urgence fragilise le théâtre et l’art tel qu’il sont généralement produits et reconnus comme tels en cette époque. Leur liberté est rongée par l’angoisse et l’inutilité. Il faut sans doute tenir ensemble les deux extrêmes : l’art comme voyage vers un autre monde incréé, l’art comme instrument de conservation. Entre fuite et affrontement.
Ou bien ce monde autre à créer par l’art reprend le monde précapitaliste, c’est-à-dire là où le souci explicite de la conservation des ressources naturelles primait l’augmentation des profits (cf. Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. [1] De ce monde réel, en proie à la plus grande des catastrophes de tous les temps humains, émerge un appel adressé aux artistes et à tous ceux qui désirent vivre leur temps particulier, sans avaler la couleuvre du suicide collectif (ce sont des chefs d’État et des industriels qui ont précipité le monde vital dans le chaos). Appel au conservatisme radical, au conservatisme révolutionnaire, au conservatisme créatif. L’île d’or relève-t-elle de cette catégorie ?
Un autre problème concerne la capacité à nous mettre en relation avec cet étranger autre qu’est le Japon, les Japons, avec leur culture, leur tradition, leur langue. Difficile d’éviter le modèle colonial, c’est-à-dire celui du pillage de l’imaginaire. Jack Goody, dans Le Vol de l’histoire. [2], a avancé l’hypothèse anti-ethnocentrique suivante. Le vol de l’histoire est la mainmise de l’Occident sur l’histoire, c’est-à-dire une manière de « conceptualiser et de présenter le passé où l’on part des événements qui se sont produits à l’échelle provinciale de l’Europe pour les imposer au reste du monde » (p. 13). L’Europe n’a pas inventé l’amour, la démocratie, la liberté ou le capitalisme de marché, elle n’a pas non plus inventé l’ethnocentrisme. Ses emprunts sont énormes et les autres civilisations, après violence militaire et pillage culturel, sont disqualifiées par ce mythe, qui renverse la réalité historique, selon quoi ce serait l’Europe qui aurait apporté la civilisation aux autres. Le Japon n’échappe pas à la règle, même s’il se trouve à l’Extrême-Orient.
Compte tenu de la faiblesse du contenu narratif et la pauvreté de l’interprétation politique, le spectacle doit néanmoins trouver quelque chose à montrer. Le décor est parfait pour cette fonction. Les différents tableaux sont construits sur scène, en un ballet léger, élégant, fluide, de personnages et d’éléments de décor. L’esthétique japonaise avance des signes qui ne sont ni illustratifs ni simulateurs, mais qui s’avancent ou se retirent comme des images auto-suffisantes. Les estampes japonaises montrent en suggérant, esquissent une vacuité riche et positive, s’interposent dans un dialogue subtil entre les choses du monde et les images « pleines ». Ces images auto-référées sont typiques : elles dévoilent la « japonité », l’invariant commun à tous les fragments qui forment des monuments mémoriels. « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe » Roland Barthes, L’empire des signes [3]. Les images qu’on nous propose ici sont naturellement hybrides, certes, mais toujours réglées sur la visibilité classique. Peut-être que ces distinctions sont artificielles ; si on les supprime, il ne reste presque plus rien.
La syntaxe anastrophique, avec rejet du verbe ou du sujet en fin de phrase, style Yoda, « Le côté obscur de la Force redouter tu dois », convoque cette autre mythologie populaire et américaine, Star Wars. S’agit-il d’un clin d’œil esthétique, d’une manœuvre commerciale, d’un signe de connivence vers le vaste public, une allusion à Disney ou à Lucasfilm ? Quoi de plus familier que la parlure de Yoda. Les caractéristiques culturelles des peuples éloignés ont-elles été nivelées à ce point que l’anastrophe soit devenue elle aussi un signe de japonité ?
C’est un spectacle distractif, narcissique, velléitaire, qui fuit la réalité, le monde tel qu’il est. Que l’on ne s’étonne pas si les jeunes spectateurs deviennent indifférents à l’égard de ces spectacles de vieux, c’est-à-dire de gens qui ne se croient pas personnellement concernés par la catastrophe climatique. Ils seront morts avant.
Jean-Jacques Delfour
Vu le 11 novembre 2022 au Théâtre de la Cité, Toulouse.