Il y a un mois, je suis allée voir cette pièce, Cendres sur les Mains, pour la première fois, sans avoir lu l’ouvrage éponyme de Laurent Gaudé. J’y suis ensuite retournée car comme toute pièce de théâtre réussie, celle-ci avait ouvert en moi des fenêtres de doute.
« Avec les persécutés en alliance
tardive, et non
tue,
radieuse.
La sonde du matin, recouverte d’or,
se colle à ton
talon qui avec eux
prête serment, avec eux
racle, avec eux
écrit. »
Avec les persécutés [Mit den Verfolgten]
in Renverse du souffle (1967), Paul Celan
Présentée au Studio Hebertot dans le 17ème arrondissement de Paris et mise en scène par Alexandre Tchobanoff, Cendres sur les mains met en scène trois personnages pris dans l’horreur du génocide. Gaudé a commencé à rédiger cette pièce publiée en 2001 après la lecture d’un article de Libération du 8 mai 1999. Celui-ci relatait l’expérience d’une femme kossovare rescapée du massacre d’un village alors qu’on la croyait morte. L’article retranscrit son dialogue avec la belle fille de son oncle qui lui demande si elle est vivante. Alors qu’elle est sur le corps massacré de celles et ceux qu’elle aimait, la rescapée lui répond : « Oui, je suis vivante, mais à quoi bon puisqu’ils nous les ont tous tués ? »
Une question insoluble que Tchobanoff met en scène avec l’appui du jeu nuancé et fin de Prisca Lona, Olivier Hamel et Arnaud Carbonnier. Il y a une certaine justesse dans le parti-pris de l’absence d’ancrage temporel et géographique. La mise en scène sans artifices m’a propulsé avec sobriété dans les déchirures de notre présent. J’en suis sortie pensive et joyeuse, preuve de la maîtrise du jeu théâtral des acteurs et de l’actrice.
Fragmentation du discours
La pièce s’ouvre sur le monologue de la rescapée. Monologue lancé dans le vide, par absence d’interlocteur.ices. Elle invoque la guerre, sans jamais la nommer. Elle est personnifiée par le pronom « Elle ». Par sa position, cette femme forme un pont entre le passé et le présent, le monde des vivant.es et celui des mort.es. Celui-ci se matérialise dans son énonciation où se jouent diverses temporalités et enjeux. La parole est ici un acte de mémoire, en particulier lorsque la femme chante Ederlezi, chant traditionnel des Balkans qui annonce l’arrivée du printemps. Mais c’est aussi un outil de défense. Elle refusera de s’adresser aux fossoyeurs. Ce geste de résistance désespéré m’a rappelé Nawal dans Incendies de Wajdi Mouawad. Alors que la violence de la guerre et du viol s’est écrasée sur cette femme durant des années, elle utilise l’une des seules marges de manœuvre qu’elle a avec son corps : la parole. En décidant de se taire à tout jamais, elle se retire de l’espace mondain et social qui l’a sacrifiée, et reprend possession d’un corps qui lui a été destitué. La rescapée de Cendres sur les Mains semble agir de même en utilisant son unique arme de résistance contre ses ennemi.e.s.
La femme « comme une dépouille ou un trophée »
Seule sur scène, la femme évoque l’emprise physique de la guerre sur elle.
« Elle voulait que je sente ses morsures jusque dans ma mort.
Elle s’est penchée sur mon visage,
Et elle m’a murmuré à l’oreille,
Qu’elle était là,
Tout autour de moi,
Et qu’elle n’en avait pas fini avec moi »
(Cendres sur les mains, Le récit de la rescapée)
Ce monologue qui pose le rapport organique aux drames de la guerre, est un mouvement programmatique. Le langage que la rescapée utilisera avec les mort.es sera uniquement d’ordre physique. Pour pallier à la déshumanisation de la guerre, elle les touchera, leur fermera les yeux, les allongera correctement.
Ce corps qui sera pris pour mort et traîné par les fossoyeurs, devient passerelle et mémoire, dépouille et trophée. Une mémoire battante dans laquelle s’intrique l’intime et le collectif. Le souvenir de ses nuits d’amour où l’homme qu’elle aimait « apprenait son corps avec les mains » se greffe de manière imparfaite aux rebus de communion qu’elle peut offrir aux cadavres. Tchobanoff met en scène cet éclatement des cadres temporels en projetant dans ce cadre épuré, des images de circulation routière lors des monologues de la rescapée. La parole devient vecteur d’incantion d’une époque finie et d’une société coupable de génocide. Car la langue demeure, non perdue. Malgré tout.
« Je les entends. Mais mes mâchoires restent soudées. »
Tout l’intérêt de la pièce porte sur l’équilibre fragile de ces trois personnages. Quand la rescapée est sur le registre du tragique, le duo des fossoyeurs forme un couple absurde aux accents beckettiens. Leurs dialogues, ricochets de paroles disloquées, sont plein d’humour et brisent le dramatique de la situation. L’intrigue des deux personnages porte sur la nécessité de recevoir de la chaux de « ceux qui gouvernent » afin de faciliter leur travail.
De ce point de départ, ils entament une grève grotesquement incarnée par leur pelle qu’ils qualifient de « piquet de grève ». Alors que la rescapée forme une entité à part entière, les fossoyeurs sont une figure à deux têtes qui vont consécutivement se motiver à exiger de meilleures conditions de travail. Ils essaient vainement d’entrer en contact avec la rescapée en lui criant dessus.
Quand celle-ci effectue un échange physique par le don de caresses, les fossoyeurs eux, vont souffrir de démangeaisons intenables qui les renferment sur eux-mêmes et empêchent tout accès à l’altérité.
Par ce dialogue impossible, Tchobanoff met en scène l’insoluble communication entre les sexes et entre celles et ceux que la guerre a divisé en deux camps. Une réalité dans laquelle je me suis retrouvée. Comment communiquer avec ceux qui nous oppressent ? Ces bras qui me serrent en tremblant, se lèveront-ils un jour sur moi ? Comment ne pas voir sur le visage de nos amis et amants, celui des hommes qui nous sous-paient, nous infantilisent, nous agressent et nous violent ? Une brèche dans la certitude qui fait vaciller la clarté des mots. Moi comme les autres, le portons sur nos corps.
« Ça commencera d’un coup. Une bourrasque sans prévenir »
Le centre de gravité de Cendres sur les mains est la question de la culpabilité. Qui est coupable des atrocités de la guerre ? Le mérite de la pièce c’est qu’elle donne uniquement la parole aux invisibles de la première ligne. Cela met en exergue la position ambivalente des deux fossoyeurs, à la fois victimes et coupables et par extension, de toute une société complice. Quand on est coupables, on a « du sang sur les mains ». Ici, ce sont des cendres.
Comme l’explique Laurent Gaudé, nous ne savons pas ce que les fossoyeurs vont faire de la rescapée. On peut supposer qu’ils vont la tuer ou la violer. Au-delà du fait qu’elle fait partie de l’ethnie victime du génocide en cours, c’est une femme. Le viol est une véritable arme de guerre qui sévit depuis la nuit des temps et est encore utilisée, comme l’explique un article de Révolution Permanente qui analyse Une théorie féministe de la violence de Françoise Verges. « Parmi les armes nécropolitiques dont disposent l’État et ses instances, le viol, arme de guerre hétéronormée et viriliste, selon la définition de Vergès, utilisée contre des femmes et des hommes, a valeur paradigmatique, que ce soit dans les banlieues de France – on songera à l’affaire Théo – ou dans les manifestations au Chili l’an dernier, où des jeunes manifestantes contre Piñera ont subi des violences sexuelles. […] D’où, selon Vergès, la nécessité pour les militant.es anti-impérialistes, féministes et antiracistes de refuser la protection de l’État qui ne protège que le système de domination capitaliste sur lequel il s’érige. Par ailleurs, s’interroge l’auteure, « qui a le droit à la protection lorsque le système fait une distinction entre les corps nés pour gouverner et ceux nés pour être objets des pratiques gouvernementales ? Qui a le droit à la protection quand les corps de femmes, des minorités de genre, des racisées, de la diversité sexuelle, sont considérés comme des corps à violer ? ». Une réalité qui ne peut être ignorée ici : le traitement des corps du peuple est un enjeu central de la pièce.
Que vont faire ces deux imbéciles qui se débattent dans un travail éreintant et non reconnu ? Vont-ils écouter les ordres de « là haut » et se débarasser d’elle ? Venger leur misérable condition ? Rien de tout ça. Ils la garderont en vie et partageront leurs repas. L’un des fossoyeurs lui donnera un peigne. Objet dérisoire quand on est victime d’un génocide, mais qui prouve la reconnaissance de l’humanité de l’autre. Alors qu’ils sont de potentiels coupables d’actes violents, l’exploitation économique que subissent les fossoyeurs les placent dans un rapport spontané d’entraide, voire d’égalité avec la rescapée.
Le véritable coupable c’est l’État, jamais représenté ni nommé. On ne sait pas qui sont « ceux » qui doivent apporter la chaux aux fossoyeurs et qui en réalité, les laissent crever. Nous n’entendons que des paroles raportées, dégoulinantes de mépris, pour les fossoyeurs. Comme le sentiment de la responsabilité, elles rongent de l’intérieur. Les démangeaisons de ces derniers symbolisent leur culpabilité dans leur participation à cette épuration ethnique.
Rien ne peut les calmer. Ils pensent être punis par une quelconque force divine, quand, dans ce paysage apocalyptique, les nuées de cendres nocives forment l’étau de leur faute. La cendre a une signification religieuse. « Par la multitude de tes iniquités, Par l’injustice de ton commerce, Tu as profané tes sanctuaires ; Je fais sortir du milieu de toi un feu qui te dévore, Je te réduis en cendres sur la terre, Aux yeux de tous ceux qui te regardent. » Comme il est écrit dans la Genèse, c’est à la sueur de notre visage que nous mangerons le pain jusqu’à retourner dans la terre d’où nous avons été pris.es. Car nous sommes poussière et retournerons à la poussière.
Évidemment, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’œuvre de John Fante, et au personnage d’Arturo, pathétique et vain. Comme les fossoyeurs, il ne sait plus vraiment s’il est réellement vivant où s’il n’existe pas simplement sur les miettes de ce que l’État nous accorde : « Je cherchais, je sentais les doigts dans ma tête qui se tendaient mais sans arriver tout à fait à toucher ce qui me tracassait pareillement. Et puis ça m’est venu, comme un coup de tonnerre ou une collision, mort et destruction. J’ai quitté la buvette et suis parti, la peur au ventre, marchant vite sur les planches, croisant des gens qui paraissaient bizarres et fantomatiques ; le monde était comme un mythe, une dimension transparente et plane, et tout ce qu’il y avait dessus n’y serait que pour très peu de temps. Tous autant qu’on était, Bandini, Hackmuth, Camilla, Vera, on ne faisait que passer ; après ça on serait ailleurs. On n’était pas vraiment en vie ; on s’en approchait, mais on n’y arrivait jamais. ».
La pièce offre une espace de parole à ceux qui n’ont que leur force de travail et ne peuvent jouir de leur humanité. Et eux aussi, posent la question de la faute. N’est-ce pas aussi la nôtre ? Le génie de Tchobanov a été de ne pas représenter les amoncellements de cadavres. Quand les fossoyeurs veulent les montrer, ils nous pointent, nous le public. Les trois personnages sont presque constamment face au public et imposent de manière frontale le reflet de notre culpabilité. Celle qui nous rend chaque jour un peu plus mort.es.
En une courte pièce d’une heure à la mise en scène sobre, les acteur.ices ont réussi à nous offrir un témoignage d’humanité que je porterai en moi. La multiplication des registres et de la parole montre le déracinement de cette dernière dans nos sociétés déchirées par les conflits géopolitiques. Elle demande : Comment parler ? Comment parler quand nous avons été arraché.e.s de nos terres ? Quand on a décimé le foyer chaud de deux bras qui nous aimaient ? Jamais la littérature ni le théâtre, n’a prétendu apporter de réponses, ni être terre d’asile. C’est ici une nouvelle brèche qui s’ouvre, portée par une mise en scène intelligente et nuancée.
Zoé Picard