Jean-Jacques Delfour est en colère. Bon, ça lui arrive quelquefois, et très souvent à raison. Mais cette fois, nous ne savons pas du tout s’il faut ou non partager sa colère : nous n’avons pas vu le documentaire en question, qui semble passablement louangé par ailleurs. Nous lui laissons donc l’entière responsabilité de ses propos !
La rédaction.
Ce documentaire cherche à montrer la vie intime de deux adolescentes durant cinq années de leur vie. Projet quasiment impossible : l’intimité montrée n’est précisément plus intime. La vraie intimité est celle qui n’a aucun témoin. Il est impossible d’oublier la caméra, il est impossible d’être naturel dans un contexte rendu artificiel par le filmage. Si bien que les deux jeunes filles travaillent à fabriquer une image intimiste d’elles-mêmes. Sommées de ne pas jouer, d’être naturelles, devant Lifshitz, le chef-op, le preneur de son et l’assistant, elles peuvent s’efforcer d’être naturelles, produire des signes qui persuadent le spectateur qu’elles ne font pas semblant. Chacun suppose que l’intimité filmée se rapproche de la vraie intimité. Mais il est impossible de convertir cette croyance en savoir.
Le film emploie des tactiques destinées à faire croire à la spontanéité. La plus visible est le gros plan cadré visage. Sébastien Lifshitz avance que cela permet d’être au plus près de l’intime : une technique d’encerclement et de franchissement de la distance sociale normale. Il s’agit sans doute de transgresser cette limite afin de forcer en douceur à renoncer aux réactions défensives face à l’intrusion de la caméra et des quatre personnes de l’équipe de tournage – ce qui rapproche ce film de la télé-réalité. Plus probablement, le gros plan est un signe de proximité, c’est-à-dire un symbole : « être à côté spatialement » figure « être auprès moralement ».
Ces plans serrés évitent aussi au spectateur de s’apercevoir que les autres adolescents, autour, regardent la caméra. Il faut cacher ce qui ruinerait l’impression de vérité et de spontanéité. Dans n’importe quel contexte social, le surgissement d’une caméra produit des réactions affectives et cognitives visibles. Le gros plan permet de les pousser dans le hors-champ.
D’autre part, les adolescentes se sont engagées à livrer leur intimité : ce qui exclut qu’elles manifestent des signes qui avoueraient qu’elles ont conscience d’être filmées. Mais cette conscience est permanente. Affirmer qu’elles l’oublient est au mieux naïf, naïveté motivée par le désir de « voir » leur intimité.
Le « contrat moral », passé en amont, après sélection, vise à verrouiller, chez elles et leur famille mais aussi auprès des autres, les conditions optimales pour générer la pseudo-intimité. La culture des réseaux sociaux, grâce à quoi les adolescentes et les adolescents apprennent à exhiber les photos et les vidéos de leur vie privée, qui n’ont donc plus rien de privé, prépare tout le monde, depuis des années, à jouer la spontanéité, laquelle est un produit culturel, c’est-à-dire aussi une marchandise. Devenir soi-même une entreprise suppose de se vendre, c’est-à-dire de faire croire à la vérité des qualités avancées : la meilleure publicité de soi-même est la mise en scène de son naturel propre.
Anaïs a sans doute aperçu l’intérêt narcissique qu’elle pourrait tirer de ce film : montrer sa propre résilience, sa fonction de soutien pour ses parents et ses tentatives d’émancipation. Emma semble très soucieuse de garder le contrôle, ne sort jamais de cette agressivité systématique avec sa mère, de façon à dissimuler leurs relations réelles (elle a dit avoir été « heurtée » par le film, a précisé le cinéaste).
L’une et l’autre ont probablement déployé des contre-stratégies utiles à leurs projets. S’il est vrai que l’intimité fabriquée est produite au moyen de la machine scopique du cinéma, quelles sont les autres fonctions idéologiques du film ? D’abord rappeler le droit imprescriptible de traiter les jeunes filles comme une matière compressible, transformable, soumise à la toute-puissance des génies créatifs.
Depuis Lolita (1955 Nabokov, 1962 Kubrick), l’adolescente est confirmée dans son rôle de matériel humain que l’on peut mettre en forme à sa guise, le soupçon de voyeurisme étant généralement écarté. Lors de la présentation du film, à Toulouse, le 12 septembre dernier, j’ai interrogé Sébastien Lifshitz sur cet aspect de voyeurisme (en l’occurrence moral et non sexuel). « Si l’on ne filme pas l’intimité, qu’est-ce qu’il reste ? Les archétypes ! » répondit-il, dans une envolée lyrique séductrice. Que voulait-il dire ? Que l’intimité est le Graal du cinéma ? On attend vainement des lumières sur cette prétendue nécessité de filmer l’intimité, sur la portée politique de cette entreprise d’incitation au nombrilisme. À qui profite le film ?
Ensuite, le film montre deux familles stéréotypées : bourgeoise d’un côté, prolétaire de l’autre. Obnubilé par la chasse à l’intimité, il se soucie peu de l’histoire des deux familles : elles font tapisserie. L’intime et le monde se fuient l’un l’autre. C’est pourquoi la fabrication de scènes d’intimité est une opération politique qui a pour effet sinon de tuer la politique, du moins de contribuer à son extinction.
Enfin, que l’exploitation iconique de la marchandise « adolescente », objet de la fantasmatique masculine, répond aux besoins sociaux de la virilité. Sébastien Lifshitz pourrait appartenir à cette tradition d’artistes qui lorgnent les petites filles, pas si loin, mutatis mutandis d’un David Hamilton, par exemple. Bon gré mal gré, son film s’inscrit dans la stratégie patriarcale qui permet aux hommes de faire ce qu’ils veulent avec les femmes, et plus particulièrement avec les adolescentes. Vouloir qu’elles lui « livrent leur intimité », comme si on devait trouver ça normal, comme si elles devaient trouver ça normal, est suspect. Son film enseigne aux filles à se soumettre aux désirs masculins. Sa jouissance est là : « pénétrer l’intimité des adolescentes ou des adolescents », avec leur « consentement », voire leur active participation.
Jean-Jacques Delfour