« ONIRé est le premier spectacle de la compagnie avec un format plus direct, une déambulation toujours contextualisée, mais qui n’est pas issue ou ne repose pas directement sur la participation des habitants », annonce Magali Chabroud, metteuse en scène du blÖffique théâtre. Partis aux aurores de Valence. En transit. Samedi 28 septembre, 11H28 arrivée à Lyon Part Dieu, sortie Villette. RDV sur le parking. Utilitaire blanche. Sortie d’autoroute ratée. Arrivée au point d’accueil devant le centre social Thomassin de Tarare. Quartier populaire impersonnel et triste.
Compagnie blÖffique. ONIRé. Une visite « onirique », au sens propre, de la ville, Tarare, pas très loin de Lyon. Deux groupes. Les enfants. Les grands, adultes et ados. Deux parcours simultanés, une même histoire vécue différemment.
On connaît bien ce type de travail, on sait aussi les nombreuses controverses qui agitent depuis des lustres le sujet et ses acteurs. Les débats qui ont par exemple traversé la revue Cassandre/Horschamp sur l’utilisation de pratiques artistiques, dans un cadre qu’on appelle parfois « socio-culturel », pour nourrir un projet dans lequel l’artiste semble redevenir un acteur de la « vraie vie », en prise avec les habitants. Entre les retrouvailles avec le rôle actif de l’art depuis longtemps perdu dans nos théâtres, et les faux-semblants instrumentalisés par diverses institutions pour donner le change... On assiste depuis plusieurs décennies à une multitude d’initiatives qui se déploient dans un vaste nuancier d’objectifs et d’effets, depuis l’efficacité du geste avec sa part inévitable de risque, jusqu’à l’apparence bien sous tout rapport, d’un « art citoyen » qui ne parvient pas à s’extraire vraiment des conventions du spectacle de salle. On perçoit ici la sincérité de la tentative, même si, comme ailleurs, les obstacles subsistent.
Alors, où en sommes-nous ici ?
1. Le parcours des « grands »...
Pour ma part, mêlé à une sage cohorte de grands et de petits, je suis, de rue en rue, le parcours d’une comédienne simplement magnifique qui déclame sur des ronds-points ou au pied de cités, des textes qui me semblent étrangement familiers, mais dont je crois d’abord qu’ils sont tous écrits par ou avec les habitants. Certains le sont, pas tous, je le saurai plus tard en en parlant avec l’équipe. Ça crée une certaine confusion. D’autant qu’à aucun moment les auteurs ne seront cités. Dommage. À vrai dire, ça interroge. Différentes hypothèses. Ça n’évoquerait peut-être rien aux habitants, d’accord, mais ça aurait pu susciter leur curiosité. N’est-ce pas le rôle de l’artiste non seulement d’ouvrir à une vision artistique, mais aussi à une connaissance de l’univers de l’art, à ce qu’on appelle la « culture » ?
Aussi convaincante soit la présence de l’excellente Fanny Decoust, aussi astucieuses les micro installations dans l’espace public, aussi forts les textes choisis d’auteurs (aussi passionnants qu’Henri Michaux), tout ceci relève malgré tout du spectacle de rue dans ce qu’il a de « classique », avec une faible dose de participation des habitants sur le parcours.
2. Et celui des « petits »...
J’emboîte le pas à la plus jeune équipe. Les 6, 12 ans. Ça me va. Action et expérimentation sensorielle. Ça me va aussi. Je resterai de fait en marge.
Première scène devant une poubelle municipale. Le personnage y découvre des pages éparses arrachées à un journal intime, découverte qui amorcera le début d’une narration et d’un jeu de piste. La traversée de la ville entre songe et réalité, fiction et quotidienneté, se joue aux cartes. Sur une sorte de grand jeu de l’oie dont les étapes scandent les différents « actes », reprise du réel qui permet, après s’en être extrait, de replonger dans l’onirisme de la narration. Le parcours, balisé mais ludique, permet sans doute à celui qui la connaît d’appréhender la ville différemment. Ce sera l’unique réalité de cette ville aux yeux de la nouvelle venue que je suis.
En marge du convoi donc, mais en terrain connu. Je pense à la Cie Méliades les amis d’Aubervilliers qui expérimentent ces voies/voix dramaturgiques, y associant les habitants d’un quartier laissé pour compte. Et pourtant, comme à chaque fois, je trouve encore trop inaudibles leurs voix, trop effacées leurs présences. Je suis inconsolable sur cette question.
Énumérons les principaux obstacles qui font face à une authentique volonté de faire exister le geste artistique comme principe actif dans l’espace public :
D’abord il y a évidemment le cadre (de plus en plus contraignant) imposé par les subventionneurs, qui n’est jamais vraiment désintéressé et qui bien sûr sert une politique. Ensuite il y a les absurdes règles de « sécurité » qui ne cessent de s’accumuler depuis une vingtaine d’années dans l’espace public de nos villes jusqu’à faire douter aujourd’hui de la validité du mot « public » dans ce syntagme. Et entravent la liberté du travail artistique hors les murs.
Mais le plus grand obstacle, sans doute, ce sont tous ces codes du spectacle en salle qui se déplacent très souvent dans la rue. Malgré toutes les déclarations d’intention et désirs affichés de transgression et d’invention. Le tropisme occidental et particulièrement français qui fait que n’importe quelle forme d’art vivant tend systématiquement à s’aligner sur les règles du théâtre « classique ». Un tropisme intériorisé et souvent inconscient (et d’autant plus efficace) présent dans l’esprit de chacun, qui rend quasiment impossible une transgression aussi simple et anodine que par exemple d’entrer quelques minutes en dialogue avec certains des habitants présents, à l’intérieur du moment artistique, ou par exemple leur demander à eux, aussi, de lire publiquement des textes qu’ils aiment.
Ici, concernant le laboratoire participatif, le dialogue avec les habitants est clairement établi par le blÖffique théâtre animé par Magali Chabroud et sa vaillante équipe. Pourquoi alors ne pas en faire plus avec cette riche matière ? Et pourquoi ne pas aller plus loin et permettre aux spectateurs de devenir véritablement acteurs dans cette scénographie urbaine qui est pourtant la leur ? Dans la visite réservée aux plus jeunes, une jolie forme d’interaction a effectivement lieu, mais dans l’autre avec les plus grands, l’attente est palpable, le manque reste omniprésent.
Certes, pour les raisons exposées plus haut, face aux obstacles qui s’imposent à tous et à chacun, l’exercice, auquel très peu d’équipes se risquent, est éminemment délicat. Mais au-delà de l’indéniable qualité du travail, et même si cette « non participation des habitants » y est pleinement assumée, la frustration persiste ici, comme souvent ailleurs. On ne peut s’empêcher de rêver d’une vraie traversée du 4ème mur qui nous mènerait chaque fois vers l’inattendu et l’imprévu. Dans un véritable dialogue, renouvelé, entre l’art et les gens pour qui il est fait.