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Régy, crépuscule infini




En guise d’hommage amical et admiratif, republions ce texte de Pierre-Jérôme Adjedj autour de l’ultime travail de Claude Régy vu à Berlin il y a un peu plus d’une année.

Silence et ténèbres dans la salle de la Volksbühne… Un prérequis exigé par le metteur en scène de 95 ans, parvenu au bout de son chemin, au bout de l’outre-noir, au-delà de la parole. Dans Rêve et Folie, ultime étape d’un parcours long de 65 années, on reste dans l’expectative, longtemps. Et si la lumière ne venait pas vraiment ? L’étrange bourdonnement sera-t-il le seul support de cette silhouette que l’on commence à peine à deviner ?

Le début de Rêve et Folie⁠ [1] met le spectateur face à sa propre attente. Pas l’attente de l’impatience, « l’Erwartung ». Par le jeu de la rémanence résultant de la salle qui s’éteint et de la scène qui ne s’illumine que très doucement, l’effort qui nous est demandé pour percevoir l’ombre mouvante se détachant lentement du néant nous plonge dans une forme de rêverie, de transe peut-être. Chaque seconde passée à suivre le parcours de ce feu-follet charbon à la fois lent et vif nous prépare à renoncer à la parole : l’hypnose de ce chaloupement dans l’espace finit par se suffire à elle-même.

Le dessin du visage, quand il apparaît finalement, comme figure picturale plus qu’en tant que chair, inquiète plus qu’il ne rassure : il annonce l’inéluctable confrontation à laquelle on avait cru échapper. Le premier mot sort, et ce n’est pas un mot. C’est un son. Du moins, quoiqu’on puisse identifier le sens des premiers assemblages de syllabes qui nous sont données à entendre, quelque chose en nous refuse à présent la parole. L’acteur use de sa voix comme le metteur en scène use de la lumière : pour nous pousser à bout, au bout, vers l’abstraction, la capitulation devant toute logique narrative. À rebours de la tendance consistant à transformer la voix de l’acteur par l’amplification, on a affaire à la voix naturelle, exposée dans un éventail de possibilités qui défie toutes les attentes : la parole, parce qu’elle subsiste en arrière-plan, semble tenter de se frayer un chemin dans les modulations du souffle, fondu enchaîné de cris, râle et gémissements. Juste retour des choses puisque, comme le dit Régy, « le cri appartient à une couche du cerveau beaucoup plus profonde que celle de la parole. La musique aussi. L’arrivée de la parole chez l’homme est relativement tardive, c’est ce qui fait peut-être qu’elle est bâtarde » [2].

La note centrale de cette étrange mélodie est tout sauf naturelle. Debord affirmait que « dans un monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux ». Ici et maintenant, dans ce monde renversé à nouveau, aux repères abolis, où une douleur d’une intensité rare se déploie dans un Yalta inéquitable entre la parole et le reste, le faux redevient un moment du vrai. Et cette vérité là est d’autant plus douloureuse qu’elle dépasse de loin les faits et circonstances⁠ [3] qui ont nourri le poème de Georg Trakl choisi par Claude Régy pour cette ultime mise en scène.

Nous sommes accrochés à la moindre modulation de la voix, au moindre geste, à la moindre expression sur le visage de Yann Boudaud. Il est l’instrument et à la fois (se) joue de nous : il nous tient suspendus dans cette grande salle de la Volksbühne presque vide (moins de cent personnes étaient présentes). L’impression fantômatique créée par le faible nombre de spectateurs semble participer de la mise en scène.

Quand, au bout d’une petite heure, le personnage s’éclipse, nous sommes désarmés, incapables d’applaudir, dépouillés de notre habitus de spectateur. La mise à mort du spectacle au sens de Debord. C’est sûrement pourquoi, en ressortant de la salle, la parole paraît un long moment insupportable, déplacée. On a envie d’intimer le silence à ceux qui commentent tout de suite, cherchent à comprendre. Il n’y a rien à comprendre à cette douleur intense qui s’empare de ceux qui ont accepté de lâcher prise pour plonger dans cet abîme. Trouver la moindre explication sur le moment est peine perdue. C’est une fausse piste, forcément. Et si l’on se remet à parler pour donner le change, la douleur revient, profonde, plus tard dans la nuit, et peut nous poursuivre le lendemain. Quand finalement les choses se décantent, on commence alors seulement à « comprendre » ce qu’on a vu.

Saturne dévorant un de ses fils

On peut estimer - c’est le procès souvent fait à Claude Régy - qu’un tel dispositif n’est pas « accessible », l’accessibilité reposant sur sur un postulat d’intelligibilité de la parole ou de la narration voire sur des codes visuels empruntés à la modernité. Or, à l’opposé de metteurs en scène et d’auteurs autoproclamés « politiques » qui n’ajoutent que du bruit sur le bruit, le travail sur les « états du silence » de Claude Régy est intrinsèquement politique : il agit comme critique violente et primale du bruit du monde, cet outil d’asservissement qui a remplacé le silence absolu avec lequel on torturait les prisonniers en Allemagne et en Argentine. Les mots qui sortent dans un continuum qui va du souffle au cri, ne sont eux-même que des états successifs du silence. Cette exigence, cette intransigeance devrait-on dire, nous libère d’un rapport toxique à l’instantanéité et aux discours, et nous redonne accès à nos émotions essentielles. Un voie d’accès.

En sortant de Rêve et Folie, on a l’impression d’avoir traversé un tableau de Goya, une toile inconnue qui serait un contrepoint de Saturne dévorant un de ses fils. Ici, l’enfant se dévore lui-même en contemplant les cendres d’un feu consumé. Le silence final est une note maintenue qui n’en finit pas de bourdonner.

Rêve et folie, mise en scène : Claude Régy / Texte : Georg Trakl. Vu le 3 mars 2018 à la Volksbühne de Berlin.

Avec : Yann Boudaud
Assistant à la mise en scène : Alexandre Barry - Scénographie : Sallahdyn Khatir - Lumières : Alexandre Barry assisté de Pierre Grasset - Son : Philippe Cachia - Décors : Atelier décor Nanterre-Amandiers

En tournée : Shizuoka (Japon) les 28, 29, et 30 avril, Kyoto (Japon) les 5 et 6 mai à Kyoto), Lieu Unique (Nantes) en octobre 2018, DeSingel (Anvers) en novembre 2018, Théâtre Nanterre-Amandiers / Festival d’Automne en décembre 2018.

Traduction de l’allemand par Jean-Marc Petit et Jean-Claude Schneider publié dans le recueil Crépuscule et Déclin suivi de Sébastien en rêve (nrf poésie Gallimard 1990)


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