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Années folles et mémoire qui flanche : à Stains, une sélection d’instantanés




Fin septembre, le Studio Théâtre de Stains ouvrait sa saison par une création originale : La Mémoire trouée, un récital théâtral et musical sur le thème des folles années de l’après-guerre. Aller-retour entre Paris et Berlin, la représentation prend le pari de remettre l’atmosphère des cabarets de l’époque sur le devant de la scène, tout en respectant les contraintes d’un récital. À savoir, un seul et même narrateur pendant toute la durée de la pièce, et peu de décors. Pari réussi ?

La mémoire trouée © Julia Inventar

Ici, pas de quatrième mur, et les acteurs sont déjà sur scène quand les rangs se remplissent. Mais un détail attire l’œil : autour d’eux, pas de décor. Surprise. Seule une table à la nappe rouge vif et trois chaises y sont plantées. Façon épurée de représenter les choses, une Tour Eiffel miniature est posée sur la table, son sommet déboité puis remboité selon qu’on est à Berlin ou à Paris. Alors que la salle s’assombrit, un narrateur prend la parole. Deux chanteurs ne tardent pas à le rejoindre autour de la table. Le récit commence, parfois bercé par quelques notes de musique jouées par une pianiste. Le narrateur narre, les deux chanteurs chantent.

La mémoire trouée © Julia Inventar

Mais une question persiste : le décor va-t-il finir par changer ?
Les acteurs/chanteurs vont-ils finir par se lever, bouger… en somme, par jouer ? Courte réflexion. Révélation. L’affiche portait bien la mention « récital » et non « pièce de théâtre ».

Tout le spectacle se déroulera dans le même décor, avec les trois mêmes acteurs, postés au même endroit.
Pourquoi pas ?


Pour cette représentation sans metteur en scène, le texte est raconté au gré des envies du narrateur, qui a manifestement la « mémoire trouée ». Au fil du récit, des bribes de souvenirs lui reviennent, des instants de sa jeunesse et des thèmes récurrents : les soirées endiablées, l’ivresse et l’effervescence dans laquelle les générations d’après-guerre se réfugiaient pour oublier. Mais surtout la dimension érotique de ses rencontres d’un soir. Comme des flash-backs altérés, on nous parle de jambes, de cuisses, de bras. Les anecdotes légères s’enchainent çà et là. Le narrateur déroule son histoire au rythme d’une conversation entre amis, en cherchant ses mots, en s’expliquant, en faisant des pauses, des divagations. Des histoires sans grande importance, mais leur accumulation semble retracer fidèlement l’atmosphère et les comportements de l’époque.

Comme pour rendre son discours accessible, le narrateur s’efforce de l’adapter à la réception du public. Ses interventions se multiplient, entre explications de références culturelles et simples touches d’humour. Un téléphone malvenu sonne dans les rangs. Réactions effarées des spectateurs. Le narrateur réagit : « Ça va, tout va bien chez vous ? C’est la nounou c’est ça ? La maison n’a pas brûlé j’espère ? Non parce que sinon il faut répondre, c’est important. » Un instant de flottement, et l’histoire reprend. Plus tard, il tient à prendre des nouvelles de la propriétaire du maudit téléphone : « Alors, tout le monde est en vie ? » Un échange direct avec le public qui se poursuivra ensuite lors d’une collation en présence des acteurs.

La mémoire trouée © Julia Inventar

À l’image de ces deux interventions impromptues, le ton du récital reste relativement comique, parfois même cynique. Un rôle difficile à assumer seul pour le narrateur et dont la relève est assurée par les deux chanteurs, qui illustrent de chansons grivoises de l’époque ses quelques anecdotes osées. Appuyée par la musique, l’histoire est illustrée à travers quelques chansons populaires (en français et en allemand) et mélodies de compositeurs de ce temps : Willy Rosen, Kurt Weill, ou Friedrich Hollaender. Seul bémol, lorsque les chansons sont en allemand, le spectateur francophone en rate l’essentiel. Et la frustration se fait ressentir.

Effet volontaire ou non (la mémoire « trouée »…), l’impression est celle d’une histoire racontée en surface. Pour y être totalement immergés, quelque chose manque : des évènements donnés à voir, des personnages pour les incarner. Par intermittence, la chanteuse et le narrateur miment très simplement les personnages cités : instants bienvenus car plus prenants et communicatifs, où leur implication se ressent davantage. Le reste du temps, en l’absence de jeu de scène, l’imagination travaille à recréer un décor, une ambiance, des personnages.

La mémoire trouée © Julia Inventar

Mais ce « show » intimiste s’éloigne de l’image que l’on peut avoir des spectacles-cabarets sur les années folles. Dans la description que le narrateur fait de Paris lorsqu’il décide de s’y établir, la ville et sa vie nocturne sont montrées sans artifices. La capitale est moquée, démystifiée. C’est le quotidien de la classe populaire qui est donné à voir, le vrai. Plutôt qu’un Montmartre de rêve, c’est l’ambiance des hôtels miteux de Montparnasse qui est décrite. La peur toujours présente, le quotidien ennuyeux et répétitif des parisiens… La ville est décrite telle qu’elle était au lendemain de la guerre : pimpante en surface, détruite de l’intérieur. En s’appuyant parfois sur des extraits de l’autobiographie de l’écrivain hongrois Sandor Marai (Les confessions d’un bourgeois), le récit se fait de plus en plus historique, de plus en plus réel. À condition de comprendre les références qui y sont faites, notamment lorsque Marai fait allusion à ses nombreuses errances et rencontres dans le quartier de Montparnasse.

Plus qu’un simple cabaret, ce récital invite à s’immerger dans la reconstruction des populations après-guerre. Même dans l’effervescence de l’alcool et de la musique, certains traumatismes ne s’évaporent pas, et la menace d’un second conflit mondial reste palpable. L’une des dernières phrases du spectacle fait écho à un phénomène encore d’actualité : ne plus être bienvenu dans sa ville de naissance, mais se sentir étranger à celle qui nous accueille.

La mémoire trouée, vu le 30 septembre au Studio Théâtre de Stains.

Avec Florient Azoulay (récitant), Christophe Crapez (tenor), Eva Gruber (mezzo soprano) et Beata Suranyi (pianiste).

Le site du Studio Théâtre de Stains


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