En trompe-l’œil de la prévisible et néanmoins bruyante percée du Front National aux Européennes [3], se déploie une lutte dont l’importance apparaît moindre au regard du nombre de personnes concernées : celle des intermittents du spectacle. Pourtant, il y a dans ce combat des implications qui dépassent de très loin de simples intérêts catégoriels et relèvent de l’intérêt général.
Une précision s’impose d’emblée : n’étant plus concerné par le statut depuis trois ans du fait d’une expatriation choisie dans le pays du miracle économique [4], le regard que je porte sur les événements actuels est à la fois distancié et tout à fait concerné. Distancié parce que je relève désormais d’un régime de type « marche ou crève » qui a également ses avantages. Concerné bien sûr par le nombre d’amis et collègues affectés par cette réforme, bien sûr aussi parce que mes productions actuelles et futures, en ce qu’elles sont à cheval sur plusieurs pays d’Europe dont la France, recourra en partie à des intermittents du spectacle. Mais surtout se pose, à travers le sort fait aux intermittents en France, la question du statut des artistes en Europe. [ndlr : Et donc, plus largement et pour tous les citoyens, de l’avenir d’un art non marchand dans nos sociétés.]
Parmi l’arsenal des actions en cours ou à venir, j’en ai relevé une dont la nature même me pose problème : l’interdiction faite aux ministres de la majorité d’assister aux spectacles de plusieurs festivals, sous peine d’interruption dudit spectacle jusqu’au départ du membre de l’exécutif [5]. Telle qu’exposée, la mesure pourrait être qualifiée de frappe chirurgicale. Et l’on voit bien que l’idée est de trouver une alternative marquante à l’annulation pure et simple, tant il semble qu’Avignon 2003 soit un traumatisme partagé par l’ensemble des personnes qui y ont été confrontés (il faut d’ailleurs noter qu’une telle unanimité est chose rare dans la France de 2014). Soit.
Mais la question que pose une frappe chirurgicale est de savoir qui elle frappe, mais également qui elle cherche à éviter. Et là ça se complique. Outre le fait qu’une majorité de ministres de ce gouvernement [6] se contrefiche de la culture et que la punition est par conséquent indolore, on est là devant un cas évident de discrimination, ce qui en soi est problématique au regard du principe d’égalité. Mais surtout, si l’on suit la logique, la frappe évitera soigneusement les élus de droite, qui ne se sont pourtant pas illustrés par leur attitude bienveillante à l’égard du régime des intermittents, c’est le moins que l’on puisse dire. Frédéric Mitterrand par exemple, dont on saluera l’inaction totale à l’égard des intermittents, ne provoquera aucune annulation, pas plus que ses piteux prédécesseurs Christine Albanel, Renaud Donnedieu de Vabres et Jean-Jacques Aillagon, pourtant ministre en 2003 ! Du coup, un esprit tordu pourrait y voir un règlement de compte entre artistes de gauches désappointés et les représentants qu’ils ont élus. Gênant. [ndlr : Le fait est qu’on doit légitimement attendre un peu plus de conscience sur ce sujet de la part de la gauche.]
Plus gênante encore me paraît être la question du spectateur. On n’annule pas systématiquement pour lui donner une chance, mais qu’un ministre montre le bout de son nez et ce seront 500, 1000, 1500 « victimes » collatérales d’un seul coup. [ndlr : Certes, mais on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs].
On arguera que la colère des spectateurs se tournera alors vers le/la ministre coupable et non vers les intermittents. Soit. Mais encore une fois, il est probable que consigne sera passée aux ministres de se tenir éloignés des festivals en général et d’Avignon en particulier ; gageons que le fait d’être assigné à résidence dans le Lubéron leur sera une peine tout à fait supportable.
Pendant ce temps, le spectateur restera ce qu’il est malheureusement pour la quasi-totalité des « opérateurs culturels » (mais quel terme !) : un cochon de payant [7], un remplisseur de jauge, une cible de stratégies marketing élaborées. C’est une chose entendue : un spectateur est là pour regarder ce qu’on lui offre - pardon ce qu’on lui vend, pas pour s’intéresser et encore moins donner son avis sur la façon dont les spectacles sont produits. Je me doute que nous sommes nombreux (je l’espère en tous les cas) parmi les artistes à nous faire une autre idée des spectateurs. Précisément pour cette raison, ils me semblent devoir être la cible principale des intermittents du spectacle, non pour les affronter, mais au contraire pour les associer aux enjeux de cette situation. À ce titre, je doute que les textes lus au début du spectacle soient plus efficaces que les messages d’avertissements et autres photos horribles sur les paquets de cigarettes, pour une raison simple : un message descendant, à plus forte raison quand il n’énonce que les intérêts de la corporation qui s’exprime par son biais, ne peut créer ni association ni adhésion ; au mieux, on aura droit à une compassion fugace, au pire à de l’agacement ou de la lassitude [8]. Reste à savoir de quelle manière on peut au mieux associer les spectateurs, créer un lien avec eux qui ne soit pas le lien descendant de la médiation culturelle : dans ce domaine, désolé de le dire, tout reste à inventer. Le premier geste sera sûrement de descendre de notre piédestal, que ce soit le podium doré de la cour d’honneur ou une palette de supermarché du off. [ndlr : Pourquoi parler ici de « piédestal » ? Les artisans des métiers de l’art font leur travail, ce que les autres professions doivent en principe comprendre…]
À partir de là, tout est possible : artistes et techniciens pourraient convier les spectateurs, en lieu et place du spectacle, à une discussion où chacun pourrait exprimer ses idées, ses critiques, son ressentiment, son espoir… Cela suppose pour chacun-e de dépasser sa légitime frustration, celle de ne pas faire son métier ou celle d’être privé d’un spectacle dont on se réjouissait à l’avance. J’imagine bien que des spectateurs, trop furieux, refuseront la proposition parce qu’ils se sentiront floués : mais à tout le moins, la frustration a l’avantage de renvoyer chacun-e à sa responsabilité et à la conséquence de ses choix. Les absents participeront efficacement par leur absence : un débat réellement producteur de sens a besoin de citoyens, pas de consommateurs. [ndlr : Tout à fait d’accord sur ce point, mais organiser un débat empêche-t-il d’exprimer des revendications ?]
Nous savons tous que ce combat pour le statut intermittent est un combat dont la portée dépasse très largement le cadre des professions artistiques, que notre urgence est l’écho d’une urgence plus globale. C’est pour cela qu’il faut maintenant être prêt à substituer aux demi-mesures une véritable radicalité.
Philippe Torreton : "L'intermittence est une... par franceinter
[1] Je sens en écrivant « percée du Front National » à quel point ça sonne faux, tant le FN n’est pas le problème dans ce pays, mais j’y reviendrai sûrement ailleurs
[2] Je sens en écrivant « percée du Front National » à quel point ça sonne faux, tant le FN n’est pas le problème dans ce pays, mais j’y reviendrai sûrement ailleurs
[3] Je sens en écrivant « percée du Front National » à quel point ça sonne faux, tant le FN n’est pas le problème dans ce pays, mais j’y reviendrai sûrement ailleurs
[4] J’y reviendrai tôt ou tard dans un autre article, mais en attendant on voudra bien comprendre que j’ironise.
[6] On peut y ajouter sans risque d’erreur le Président de la République, qui ne lit pas et ne va pas au spectacle.
[7] Populaire. Cochon de payant, celui qui paye le plein tarif, le client ordinaire (par opposition à celui qui est invité). (source : Larousse)
[8] Je me souviens fort bien du feu d’artifice du 14 juillet 2003 à la Tour Eiffel, où les artificiers avaient lu un texte en amont du feu d’artifice et n’avaient recueillis que des sifflets et des phrases haineuses sur ces fainéants qui feraient mieux de bosser.
hey hey, superbe ! Surtout la photo, sans doute unique dans l’histoire de ce palais. Mais tout de même... N’y a-t-il pas un petit malentendu ? Si les INTERMITTENTS disent que la présence d’un membre du gvt les énerve trop pour que le spectacle prévu puisse se faire, c’est tout de même pas pour priver de culture la pauvre personne ministérielle. C’est pour s’éviter une sorte d’humiliation, celle de devoir se donner en spectacle devant son bourreau. Pas de discrimination, puisque "ministre" n’est ni une race ni une religion ni une espèce d’animal. Il y a remède à tout. pas sûr que le coup médiatique d’un "médiateur" puisse remédier au problème...
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