Le va et vient des monstres dans la nuit politique

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Le va et vient des monstres dans la nuit politique

Théâtre El Hamra de Tunis
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par Nicolas Romeas
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Vous pensiez qu’il suffisait de se débarrasser d’une autocratie absolue vieille de plus de deux décennies que le peuple fit « dégager » en 2011, pour fabriquer du jour au lendemain une société honnête, à l’écoute de ses citoyens ? De jouer les « monsieur propre » et nettoyer de fond en comble les écuries d’Augias d’un gouvernement corrompu pour repartir illico d’un pied vraiment démocratique ? Qu’est-ce que vous vous imaginiez ? Vous croyez que ça se fait comme ça ? Qu’une « révolution de jasmin » en partie impulsée par facebook et prise dans les rets d’un filet mondial aux mailles ultra-serrées, peut suffire à transformer la soif de pouvoir des apprentis-sorciers politiciens en un idéalisme sincère, rigoureux et actif ?

Non, la question reste entière. Le pouvoir reste le pouvoir. Et si l’on en croit le tableau impitoyable brossé par Ezzedine Gannoun et Leila Toubel dans leur goyesque Monstranum’s, seuls les discours officiels ont changé. Ou presque… Mais la désillusion est telle qu’elle rend insupportable le sentiment de dépossession.

Car il s’agit toujours, avant toute chose, de s’asseoir dans le fauteuil convoité et d’y rester, par tous les moyens possibles. Pour le reste on verra plus tard, si on peut. Car on est faibles… Alors, oui, les faiblesses humaines on en parle, méchamment, on se les reproche mutuellement, on les reconnaît volontiers, en particulier chez les autres. Mais on n’est que des hommes et des femmes, il est trop dur de lutter contre elles en soi-même. Voilà qui ne concerne peut-être pas que la Tunisie, et qui, toutes proportions gardées, nous rappelle quelque chose…

Bien sûr, il s’agit de ce qu’on appelle une satire, d’un concentré de réalité, d’un art de la caricature, mais comme celles d’Honoré Daumier ou de Dario Fo, elle a pour utilité d’alerter, de réveiller les consciences… C’est du théâtre, et cela doit agir.

Acteurs et témoins de longue date de l’histoire contemporaine de leur pays, Leila Toubel et Ezzedine Gannoun président depuis 1986 aux destinées du Théâtre El Hamra de Tunis, haut lieu de la création artistique du Maghreb et du continent africain, caché dans un passage d’une rue très populaire de la ville. Cet auteur talentueux et engagé dont l’âme évoque celle d’Antigone et son metteur en scène complice de toujours, font leur boulot d’artistes en prenant tous les risques. Avec leur précédent spectacle The end, ce tandem efficace avait témoigné du présent de l’époque d’avant, du quotidien d’un peuple sous oppression dans un pays à l’horizon bouché, et anticipé la chute inéluctable du régime de Ben Ali. Avec Monstranum’s, ils font surgir la tératologie d’une "révolution" manquée, qui, depuis bientôt trois ans patine et s’enlise, et dont ceux qui, à différents niveaux de la société, devraient la revivifier, ont plutôt tendance à reproduire les travers du régime passé en se vautrant parfois dans la complaisance… Une « révolution » qui (ce n’est pas la première dans ce cas) ne parvient pas à transformer en profondeur les mœurs du pouvoir, est toujours guettée par le délitement de la magouille, du mensonge et de la satisfaction des intérêts personnels.

« Les monstres d’avant le 14 janvier, dit Leila Toubel (1), ont violé ce pays sur tous les plans, sa liberté, son économie. Nous voulions parler d’eux pour être fidèles à un passé et dire qu’ils existent toujours, que ce pays reste dirigé par des monstres. Cette grande déception est racontée de la manière la plus proche du réel, même si c’est de la fiction. On a eu envie de dire les choses crûment, de ne pas être dans le faire-semblant. »

L’ensemble de la pièce est enlevé d’un bout à l’autre par des comédiens-virtuoses vissés sur les fauteuils de bureau à roulettes des différents pouvoirs qu’occupent leurs personnages, qui s’accusent mutuellement de travers dont chacun, ou presque, est coupable. Comme si le monstre c’était toujours l’autre, car chacun est livré à ses démons sans qu’aucune autorité morale ne rappelle le devoir commun. Après avoir vu cette pièce, ce grand lessivage en famille, ce coming-out du non-dit, il y a des choses qu’on ne pourra plus se masquer, qu’on ne pourra plus nier. En ce sens, le théâtre de Leila Toubel et Ezzedine Gannoun remplit son rôle d’outil de la vie politique du pays. Un vrai levier pour les consciences.

« Dévoiler, mettre à nu, ajoute Leila, c’est fondamental dans notre théâtre. Mais on se refuse à inculquer, à insulter l’intelligence du spectateur en réfléchissant à sa place. On s’adresse non pas à un public venu prendre une leçon, mais à une sensibilité et une intelligence, un vécu. »

Ce spectacle plus que nécessaire tourne un peu partout sur le continent africain, mais il n’a été joué en France qu’à deux reprises en ce mois d’avril, au Théâtre de Bligny et au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine où je l’ai vu. Et constaté l’effet produit sur les spectateurs tunisiens ou originaires du pays, unanimement touchés et encouragés à continuer à croire aux vertus de la vérité par ce dévoilement cruel et salutaire qui aide à libérer la parole et la pensée quant à l’évolution politique de la Tunisie actuelle. Ou de toute autre société où il s’agit de réinventer en profondeur une vraie démocratie. Il serait donc légitime et très utile que ce travail circule plus dans le monde et notamment ici, en France.

Car cette nécessité d’une vigilance active de tous (du peuple) alliée à la présence de valeurs morales, sans laquelle on le sait - au moins depuis les Grecs - aucune société ne peut, durablement, fonctionner de façon authentiquement démocratique, concerne chaque citoyen, partout sur la planète… Dans le monde arabe, certes, mais ailleurs aussi évidemment, et souvent de façon beaucoup plus insidieuse.

Comme le dit Leila Toubel : « Même si Monstranum’s parle de la Tunisie d’ici et maintenant, elle peut résonner en toute personne qui se bat pour la dignité, même dans les pays les plus démocratiques. Nous sommes tous porteurs de ce rêve inusable : faire face aux monstres, à un pouvoir corrompu, à ceux qui ne peuvent plus bouger lorsqu’ils siègent sur leurs trônes. Ce spectacle touche au statut de citoyen du monde. »

1 - Les citations de Leila Toubel sont extraites de l’entretien avec Valérie de Saint-Do dans Cassandre/Horschamp 94.

Photos Aymen Amara.

Monstranum’s d’Ezzeddine Gannoun - texte Leïla Toubel - avec Bahri Rahali, Rym Hamrouni, Bahram Aloui, Cyrine Gannoun, Oussama Kochkar - assistante mise en scène Rayya Laajimi - création vocale Alya Sellami - chorégraphie Alaa Zrafi - régie générale Mourad Mabkhout - son Souheib Oueslati - régie sur-titrage Mich.

NB : Le spectacle va être repris à Tunis au théâtre El Hamra en avril et mai. Il sera au Caire le 20 mai.



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