« Si tu comprends le Liban, c’est qu’on te l’a mal expliqué ! »

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« Si tu comprends le Liban, c’est qu’on te l’a mal expliqué ! »

La voix est libre à Beyrouth
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par Samuel Wahl
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Rendez-vous artistique voué à la rencontre des cultures par le métissage musical, La voix est libre annonce sa prochaine édition dans un mois aux Bouffes du Nord, cette fois encore prometteuse des riches découvertes, croisements inédits entre artistes, musiciens, circassiens, danseurs, penseurs et poètes de tous bords. C’est de Beyrouth au Liban, où le festival faisait étape, que Blaise Merlin, son directeur, nous a écrit. Une correspondance que nous décidons, avec son accord, de rendre publique : y rejaillissent les racines de cette aventure, plongées il y a plus de dix ans dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, et son nom même, aujourd’hui associé au festival, qui indique sa destination : Jazz nomades

Il faut que je vous dise. Nous (Fantazio, Elise Caron, Peter Corser, Ulash Osdemir, Sam Karpiena, Pascal Contet, Marlène Rostaing, Ba’ha (le libanais), Elise Dabrowski, Edward Perraud, et moi au violon) venons de vivre la plus belle et folle de nuit de communion musicale qui nous ait été de vivre, au cabaret Métro Al Madina (une sorte d’Olympic café en plus confortable, avec fauteuils rouges côté public). Nous avons joué non-stop de 23h à 3h du matin, avec 11 des 13 artistes du festival (dont un chanteur/luthiste d’Istanbul, et un percussionniste libanais), après quoi nous avons continué au bar à chanter et danser a capella avec les spectateurs jusqu’à l’aube. Au salut, les gens criaient et clamaient, tapaient sur les tables, tout le monde se prenait et se serrait dans les bras dans les loges, quand ce n’était pas sur scène, après des solis, duos et impros traversant tous les genres musicaux possibles et imaginables, « rock-reggae-flamenco-latino-italo-otientalo-sino-lyrico-électrico-chââbi », Edward Perraud notre batteur était - et nous mettait - littéralement en transe !

Une orgie pan-musicale, un son gargantuesque et pantagruélique en cordes-cuivres-peaux et déguisements loufoques prêtés par la troupe locale de revue égyptienne, une parade « d’amours dionysiaques et de libertés apolliniennes » - dixit la journaliste - d’une joie indescriptible. Le type chargé de la sécurité informatique à l’Ambassade de France, un gros balèze au cœur tendre, m’a dit qu’il était tellement heureux qu’il a pleuré de joie pendant une improvisation, et que ça ne lui était jamais arrivé pendant un concert. Après on a continué à jouer et danser dans le hall, les gens nous haranguaient pour nous remercier et nous payaient des coups, quand bien même nous leur disions que le bar était gratuit pour les musiciens ! Quand quelqu’un s’en allait, on formait un chœur, on mimait des adieux d’opéra dans toutes les langues. J’en ai moi-même pleuré d’émotion ce dimanche matin en me levant, au son entremêlé des cloches des quartiers chrétiens, du chant des muezzins et des chœurs maronites crachés dans les hauts-parleurs, comme ça a déjà pu m’arriver une fois ou deux après les soirées les plus marquantes du festival, quand le public et les artistes quittent les Bouffes dans un état second et continuent à squatter le parvis sans plus arriver à se quitter.

Cette ville est folle, rien de semblable avec ce que j’avais vécu jusqu’ici (même si ça rappelle Naples sous certains aspects, sauf que le volcan qui plane au-dessus des têtes est d’une toute autre nature...). J’ai surtout compris - comme tous ceux qui passent un peu de temps ici - que je n’avais rien compris aux questions politiques et culturelles du Proche-Orient (mais comme dit un dicton local : « Si tu comprends le Liban, c’est qu’on te l’a mal expliqué ! »). Les gens sont sur le qui-vive depuis qu’un village a été bombardé, le premier ministre a démissionné avant-hier, un acte salué par des tirs de mitraillette et des feux d’artifice dans certains quartiers... « Rien de grave » pour l’instant, la vie suit son cours, mais les gens ont vraiment peur de ce qui va se passer dans les prochaines semaines et les prochains mois, la ville retient son souffle tout en continuant à faire la fête et à se reconstruire, les vieux immeubles qui subsistent ça et là étant encore criblés des tirs de mitraillettes et de mortiers datant de la guerre civile. Les gens déplorent que les occidentaux ne soient pas intervenus plus tôt en Syrie, car l’opposition (au départ démocrate) est peu à peu devenu un mic-mac de milices plus ou moins extrémistes qui récupèrent les armes envoyées pour soutenir les rebelles, alors tout le monde redoute la chute de Bachar El Assad (surnommé « le fils du boucher », car son père était au moins aussi sanguinaire que lui).

Et ce n’est qu’un paradoxe parmi d’autres... car, s’il fallait résumer cette ville en mot, ce serait SCHIZOPHRÈNE (conservatisme/modernisme, pauvreté omniprésente/richesses ostentatoires, liberté/autocensure, anarchie et chaos absolus dehors/élégance et raffinement total à l’intérieur, subversion/manipulation, résistance artistique et intellectuelle/dérapages identitaires et religieux). Un chauffeur de taxi nous sert ce raccourci saisissant : « Avant et même pendant la guerre civile, c’était la fête, la liberté, l’espérance, et on était armés pour défendre notre quartier nous-mêmes contre les milices syriennes ; maintenant tout est corrompu et manipulé par les intérêts russes, arabes ou occidentaux ; l’État est en lambeaux, alors ce qu’il nous faut, c’est une bonne dictature pour remettre tout le monde à sa place à coups de bâtons dans le cul ! » Ici le Hezbollah est populaire, même auprès des chrétiens, car c’est le seul parti à ne pas être entièrement corrompu par les investisseurs locaux et surtout étrangers, et à se concentrer sur les questions sociales, l’État étant inexistant, et l’armée, un spectre qu’on voit errer un peu partout dans la ville, à l’abri d’une guérite ou d’un tank faisant partie du mobilier urbain. Bref, les bons et les gentils, le bien, le mal, se résument difficilement au clichés de notre journal de 20h, quand bien même on en parlerait après 25 minutes de baratin sur les dernières chutes de neige !

Le lendemain, ou plutôt l’après-midi de cet « after » mémorable, nous nous retrouvions à errer dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, à l’invitation d’un artiste beyroutin rencontré durant notre séjour. Traverser à contresens de la circulation l’artère principale de ces bidonvilles en dur, chaos inextricable d’êtres humains, de fils électriques et cubes en béton décorés par des portraits d’enfants martyrs, des drapeaux du Fatah, de l’OLP ou du Hamas, me donna la sensation de remonter un fleuve torrentiel, vent de face, tel un bateau fantôme auquel tout le monde ferait semblant de ne prêter aucune attention. Les corps et les regards sont tendus, des hommes sortent des boutiques en rangeant leur arme dans leur poche, un gamin de sept ou huit ans à l’air halluciné chante derrière nous en faisant danser un flingue au dessus de sa tête, je ne me sens pas très à l’aise, mais je marche, un point c’est tout, impossible de penser à quoi que ce soit de cohérent au milieu de cet orchestre déglingué, faire attention à ne pas se faire renverser par les scooters et les bagnoles qui klaxonnent au milieu de l’allée, essayer d’observer sans en avoir l’air, tenter d’imaginer ce qui a bien pu se passer ici entre le 16 et le 18 septembre 1982, quand les phalangistes entrèrent dans le camp et y massacrèrent plusieurs centaines, voir plusieurs milliers d’habitants, hommes, femmes, enfants, vieillards. Le lendemain, en rentrant chez moi à Barbès, les visions de ce quartier me reviendront comme dans un rêve éveillé ; j’ai repensé à ce mémorial dans un terrain vague, seul lieu de verdure et de silence au milieu du camp, à ces photos géantes d’enfants massacrées affichées sur de grands panneaux gris surplombant un mur graphé de silhouettes humaines, et je me suis mis à pleurer. Pour la première fois de ma vie, j’éprouvais au plus profond de moi la sensation de vivre dans un pays en paix.

Pour nous, Beyrouth restera aussi ce lieu de fête invraisemblable, où nous chavirâmes dans un bar à chicha à l’air libre au pied d’une autoroute, où les femmes et hommes de tous âges grimpaient sur les tables au son des morceaux de Oum Khalsoum ou de Lili Boniche, joués frénétiquement par de magnifiques musiciens locaux, nous entraînant à danser au milieu des odeurs de grillades jusqu’à des heures indues (ça m’a fait remonter les souvenirs enfouis des fêtes de villages grecs de mon enfance) ! Le Paris d’aujourd’hui va me sembler triste et artificiel à mon retour, alors que Beyrouth est la capitale la plus affreuse qu’il m’ait été donné de voir... quand je pense que la Goutte d’Or recelait de lieux et de cabarets comme celui là il n’y a pas encore si longtemps, avant que la télé, la spéculation et le formatage économique et culturel ne foutent tout en l’air. Heureusement que nos fabuleux cheptels de doux-dingues, acrobattants, voltigistes et troubadours des temps modernes résistent encore, mais une chose est sûre, pour moi (je le voyais venir depuis quelques temps) : plus rien ne pourra être tout à fait comme avant, après cette nuit que nous venons de vivre, voyage de tous les voyages, départ sans fin, point d’orgue inespéré de nos douze années de métissage musical, de rencontres et de confrontations entre les lieux les plus éloignés, connus ou insoupçonnés de nos mémoires, de nos atlas intérieurs, de nos racines et de nos c(h)oeurs. Je redécouvre ce que la musique est capable de produire sur nous, effet vocable et irrévocable... Le mystère ne fait que s’enrichir : j’ai longtemps continué à penser et à croire que seul le théâtre, ses dérivés poétiques, dramaturgiques, pouvaient agir sur la conscience sociale de l’homme, mais… « jusqu’où ça commence la musique ? ». Et l’homme, encore et toujours, aspire, espère et s’inspire à devenir humain. Ce que nous sentons quand, « dans le souffle rythmique et l’organique de l’improvisation (la vie !), surgit la voix de l’Autre. »

Je n’ai presque pas dormi depuis que je suis arrivé ici, mon cœur battait trop fort et mes oreilles sifflaient de 10 000 roucoulements venant d’Achrafieh, de Gemmayzeh et d’Hamra, quartiers peuplés et dévastés par les 20 000 ersatz du monothéisme, chrétien, maronite, sioniste, alaouite, chiite, sunnite, et j’en passe. Mais nous sommes 11 à avoir vécu ce moment dont nous nous reparlons pendant longtemps, nuit polymorphe et insatiable, hydre à 1000 têtes, chantant que notre genèse éternelle ne fait que commencer.

Blaise Merlin, dimanche 24 mars

(Photos : Peter Corser)

La voix est libre
les 28, 29 et 30 mai 2013 aux Bouffes du Nord

Avec le poète dissident et musicien chinois Liao Yiwu, l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, le dramaturge Valère Novarina, la rappeuse Casey, l’œuvre du poète libertaire russe Daniil Harms, la danseuse Kaori Ito (Aurélien Bory, Platel, Decouflé…), l’équilibriste Vimala Pons (Cie Mosjoukine), Albert Marcoeur et le Quatuor Béla, les éruptions sol-air de Louis Sclavis et Mathurin Bolze (trampoline), le clash interstellaire de Médéric Collignon avec Thomas de Pourquery, Forabandit (Iran/France/Turquie), Erol Josué et David Murray (Haïti/Etats-Unis/Europe), Arthur H et Nicolas Repac (“l’Or Noir” d’Aimé Césaire et Edouard Glissant).

www.jazznomades.net


Théâtre des Bouffes du Nord
– 37bis Bd de la Chapelle 75010 Paris
M° La Chapelle – RER Gare du Nord
Infos/réservations : 01 46 07 34 50

 



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