Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Ouverture pour inventaire

Bruno Boussagol



Ouverture pour inventaire est un chantier de recherche filmique sur l’action artistique et culturelle de Brut de Béton : « indépendante et durable, militante et néanmoins inscrite dans l’art contemporain tout en restant fidèle aux pionniers de l’éducation populaire. » Le choix de Bruno Boussagol d’ouvrir ses archives sous l’œil d’une caméra est l’inverse de la « fermeture pour inventaire » affichée devant les commerces. Là où certains font l’état des stocks, mesurent le capital accumulé à l’ombre d’une arrière-boutique, Bruno Boussagol laisse entrer la lumière, quitte à voir les éléments dispersés au gré du vent, du temps. Opérer par soustraction, et ne récolter que les traces inaltérables, inscrites dans les mémoires.

« Notre objectif constant a été de diviser le public plutôt que de l’unir, de le choquer plutôt que de le contenter,
de l’émouvoir plutôt que de le distraire. Nous ne sommes et n’avons jamais été "tendance", "repéré" ou "émergent".
Nous faisons ce que nous faisons parce qu’il faut le faire jusqu’à ce que mort s’ensuive. »

Bruno Boussagol

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » pose René Char dans Les Feuillets d’Hypnos. Pas d’épitaphe donc, ni d’enterrement bien sûr, fut-il de 1ère classe, selon cet aphorisme cité par Hannah Arendt dans La Crise de la culture (titre original : Between Past and Future). Mais la nécessité présente de réinterpréter le passé pour, peut-être, inventer l’avenir. Et à l’issue du processus, se laisser le choix de poursuivre ou non les activités artistiques de la compagnie, entamées il y a plus de 35 ans en Auvergne. Brut de Béton, qui revendique être une structure « n’ignorant pas le malaise dans la civilisation » travaille la question depuis son origine : comment, pourquoi continuer, avec, dans, au-delà du « spectacle » ? Bruno Boussagol traduit cette interrogation née pour lui au moment de l’occupation de l’Odéon à Paris en 1968, d’une phrase qui mêle absurde et tragique : « Comment faire du théâtre après Beckett ? » Comme il le rappelle dans ce prologue qui brosse son parcours à grand traits, ce metteur en scène hors-norme n’a eu de cesse de questionner la scène et ses limites.


En décembre, il tirera sa révérence à la Cour des Trois Coquins à Clermont-Ferrand, à l’issue d’une semaine de rencontres, spectacles, conférence, banquet et projection (1). En amorce, l’Insatiable propose quelques extraits du film qui constituera le final de ce rendez-vous. Rendre les archives « actives », impliquait de mettre en tension les documents (et parfois leur absence…), avec les vivants, capables de s’adresser aux vivants. Une cinquantaine de personnes impliquées à différents niveaux de cette aventure théâtrale ont pris le temps de s’interroger sur la rémanence, et le sens à accorder à cette démarche « d’expérience et transmission ». Dans un croisement de présences, de regards et de discours, se tisse la part véritablement vivante de cet art que l’on dit tel, et qu’à ce titre on peut aussi bien qualifier de contemporain.

La première partie nous plonge dans le village de Billom dans le Puy-de-Dôme, sur les traces de ce que fut le « phalanstère » du Milieu du monde, où passèrent des gens comme Le Living Theatre, Royal de luxe, Générik Vapeur, L’illustre famille Burattini, Philippe Léotard, Le Théâtre de l’Unité, Zingaro, L’Oiseau Mouche, Stéphane Grapelli, Michelle Bernard, Sapho, Angélique Ionatos, Michel Portal, Claude Nougaro, Bernard Lubat, Henri Texier, Louis Sclavis… Cette « troisième vague » de la décentralisation théâtrale, à défaut d’avoir été officiellement reconnue, a partiellement été captée par ce que sont devenus les « arts de la rue », avec ses grands festivals comme Aurillac, et leurs avatars d’animation touristique qui maillent désormais le territoire jusque dans les plus petites communes de France.


La longévité de ce parcours artistique, sa permanence à contre-courant, sa résistance au sens premier, physique, du terme, permettent d’interroger les rapports qui lient théâtre et politique. L’occasion d’entendre quelques figures de la revue Cassandre/Horschamp, où Bruno publie régulièrement ses « Chroniques du théâtre ordinaire » : Nicolas Roméas, Valérie de Saint-Do, Edith Rappoport, Jacques Livchine… à partir d’expériences communes, la lutte des intermittents et précaires et la grève de 2003 en Avignon, ou singulières, comme celle de la « Diagonale de Tchernobyl » et son « Petit musée de la catastrophe ». Ou encore lors des rencontres indigènes autour des rituels des indiens guatémaltèques, à l’occasion de la contre-célébration de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Ne s’agissait-il pas, du point de vue des autochtones, de la découverte de la barbarie des civilisations occidentales ? Bruno Boussagol fait remonter la question au mythe originel de la horde sauvage…


La dernière partie touche - à travers une expérience de plusieurs décennies en milieu psychiatrique, notamment au Puy-en-Velay et à l’hôpital de Montfavet en Avignon - à la question du déploiement de l’être à travers le théâtre. Bruno Boussagol a exploré à partir de ce fil un théâtre « border » : de Michel Houellebecq et Virginie Despentes à Sarah Kane ou Svletlana Alexievitch, avec des acteurs toujours à fleur de peau - essentiellement des actrices. Sa présence enveloppante et discrète s’y exprime notamment par la maîtrise de la lumière, qui tantôt vient trancher le plein noir de la scène, tantôt la laisse à sa part d’ombre la plus profonde, et semble marquer les récurrences, ruptures, évolutions, et obsessions de l’artiste. Son dernier spectacle-performance, où les mots ne sont audibles que par bribes, a pour titre L’effacement


« L’enquête s’oppose à la fois au fictionnel et au factuel parce que ceux-ci délivrent du plein. L’histoire, elle, sertit le vide. Elle écoute un silence, rumine une disparition, cherche ce qui fait défaut, traque ce blanc qui entaille nos vies comme le "canyon du non-Colorado". La fosse autour de laquelle le chercheur tourne, il serait vain de la combler avec de grandes pelletées de terre, par la fiction. On peut en revanche la fleurir ; on peut prendre soin d’une absence. Comme le pigment découpe sur la paroi de la grotte la silhouette d’une main à jamais disparue, comme les ruines signalent un espace domestique aujourd’hui mangé par la broussaille, les sources construisent autour du vide une margelle de certitude ».

Dans son récent Manifeste pour les sciences sociales, Ivan Jablonka considère l’histoire sous une forme de littérature contemporaine. C’est guidé par cette idée de récit que nous avons avancé cette année, en montrant différentes étapes du travail en cours aux protagonistes. Nous continuons à le faire en vous associant à ces quelques images, alors que se dessine une suite à ce projet : Ouverture pour invention

Samuel Wahl, novembre 2014


Infos, réflexions, humeurs et débats sur l’art, la culture et la société…
Services
→ S’abonner
→ Dons
→ Parutions papier