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The Loop versus Pilsen : The Chicago Mural(s)




En plein centre ville de Chicago, la mairie expose, jusqu’en septembre 2018, des parties d’une fresque murale créée en 1989 par Keith Haring et les lycéens de la ville. En même temps, dans le modeste quartier de Pilsen, fief de la population mexicaine de Chicago, la peinture murale exprime le rejet de la gentrification et de la violence. Mais ce rejet s’exprime aussi sur le « Chicago Mural » de Chris Haring ! Et ce n’est pas la seule contradiction très USA autour de l’art mural, entre The Loop et Pilsen.

Par ses volumes et son architecture, le Chicago Cultural Center n’a rien à envier au Théâtre du Châtelet. Situé à l’intersection du quartier d’affaires (The Loop) et le Millenium Park (une aire de loisirs non sans ressemblance avec le Parc de La Villette), il propose en permanence des expositions d’art contemporain. L’entrée est libre et on y croise aussi, dans des salles non utilisées, de jeunes mamans avec leurs bébés qui profitent des beaux volumes pour s’abriter du vent (Chicago est surnommée « The Windy City ») et jouer, alors que les adultes apprécient la vue sur le parc.

C’est ici que la mairie de Chicago expose, dans l’une des salles d’exposition du dernier étage, une partie d’une fresque murale créée en 1989 par Keith Haring et plusieurs centaines de lycéens de la ville. Pour l’événement intitulé « Keith Haring at the Pinnacle », le maire de l’époque, Richard M. Daley, déclara la semaine du 15 au 21 mai « Keith Haring Week ». En une journée, Haring, connu pour son engagement auprès des adolescents, dessina les silhouettes, ensuite coloriées, quatre jours durant, par presque cinq cents élèves issus de la totalité des lycées de la ville. Mais le mur, fabriqué en isorel (fibres de bois) ne pouvait affronter longtemps une exposition en extérieur. Pendant une semaine seulement, et plus jamais après, il fut visible en intégralité.

Une exposition Haring par défaut ?

Certaines parties ont donc été exposées dans des écoles ayant participé à l’opération. Et les panneaux exposés au Chicago Cultural Center (du 3 mars au 23 septembre 2018), un ensemble de 44 mètres, ont longtemps décoré un couloir de l’aéroport Midway de Chicago, jusqu’à une récente rénovation, en vue de laquelle il fallut enlever ce témoignage des débuts du Street art et de la visite d’une icône de l’art contemporain dans la ville. L’exposition est donc en vérité une solution de rechange, et la mairie reste discrète à son sujet. À l’entrée du Chicago Cultural Center, on cherche en vain une affiche ou un carton signalant son existence, à la différence des autres expositions présentées en même temps. Pourquoi celui qui est célébré au dernier étage est-il passé sous silence au rez-de-chaussée ?
Le projet du « Chicago Mural » naquit lors de la rencontre, en 1987 à New York, entre Haring et l’enseignant Irving Zucker, fils de survivants de l’Holocauste né dans un camp de réfugiés en Allemagne. Le projet témoigne d’engagement, de générosité et de la force populaire de l’art, les lycéens ayant décoré le mur non seulement de couleurs (la charte étant supervisée par Haring), mais aussi de slogans exprimant leur refus de la violence, de la drogue et des armes à feu. L’écho avec le mouvement actuel des lycéens états-uniens contre la libre circulation des armes saute aux yeux.

Œuvre monumentale, œuvre disséminée

Après le finissage au Chicago Cultural Center, fin septembre, le dernier grand fragment du « Chicago Mural » sera réparti sur plusieurs écoles de Chicago non encore pourvues, disséminant au maximum l’héritage du travail entre Haring, Zucker et les lycéens. La question se pose : une œuvre monumentale est-elle soluble dans le « pars pro toto » (une partie pour le tout) ? La fragmentation d’une fresque murale est-elle synonyme de démocratisation ou de pulvérisation ? Il est certes cohérent de placer une œuvre réalisée par des lycéens dans les lycées de la ville. Mais cela la rend-il visible, ou insaisissable ?

Pour Haring, ce type de création était une manière de valoriser l’art comme vecteur de lien social, en retrait du marché de l’art. Mais il était aussi attaché au caractère monumental de l’œuvre créant une dimension qui lui survivrait, selon la note d’intention de l’exposition. Haring décéda neuf mois après la création de la fresque. Il faut donc, bien sûr, revenir au Sida dont Haring fut la victime. Et l’exposition inclut en effet quelques autres pièces tels un t-shirt et un cartoon « safe sex » témoignant de son engagement.

À Pilsen (Chicago), l’urbanisme par la fresque

Comment ne pas reconnaître en Haring, occupant artistique et politique de l’espace public, un complice pop art du muralisme mexicain ? Comment ne pas penser, face au « Chicago Mural », aux fresques qui ornent les murs du quartier de Pilsen, à Chicago ? Le fief actuel de la communauté mexicaine de la ville (mais comme son nom l’indique, le quartier accueillit initialement les émigrés d’Europe Centrale) est l’épicentre d’un mouvement muraliste mexicain en exil, né en 1968. Il est devenu facteur de cohésion sociale et a été rejoint par des artistes réputés comme Jeff Zimmermann. S’y expriment depuis plusieurs décennies la contestation politique, les appels à la paix, le refus de la violence et de la guerre, mais désormais aussi le rejet de la gentrification du quartier. Les associations locales travaillent autant sur la préservation d’un habitat à prix abordable que sur la valeur artistique du muralisme. Et, si Trump lance finalement la construction de son mur frontalier avec le Mexique, les murs de Pilsen verront sans doute déferler une nouvelle vague d’artivisme…

« Pilsen a vécu des changements dramatiques au cour de ces dernières années, d’expulsions massives de familles ouvrières et d’immigrés à la fermeture de petits commerces, de lieux de rencontres et d’hébergements », écrit en février 2018 la « Pilsen Alliance », qui milite pour un meilleur encadrement des loyers. Grâce au militantisme des associations, Pilsen a plutôt bien réussi à ralentir l’assaut des jeunes cadres, et on voit encore les vendeurs ambulants avec leur petite marchandise latine. Mais un dimanche après-midi de début mars, le seul de son genre se tient devant un restaurant vietnamien, expression ultime du clivage culturel à Pilsen. S’il y a là un conflit, le quartier a pourtant réussi à repousser la vague de tueries entre les gangs qui secouait Pilsen dans les années 1990. C’est l’exemple même d’une lutte des habitants pour la sécurité publique, sans recours à la xénophobie.

Les quartiers menacés par… un métro muséal

D’autres quartiers de Chicago comme Lake View ou Wicker Park sont aujourd’hui nettement plus « boboïsés » que Pilsen. Pour combien de temps ? La tendance est la même pour tous les neighborhoods accessibles depuis The Loop par le métro de Chicago. Et, alors que la ville affirme être dotée du deuxième meilleur système de transport public des USA (après New York) - il est vrai qu’on y voit des bus roulant aux carburants « propres » - le métro de Chicago, avec ses stations et rames dignes d’un musée, serait la risée de l’Europe entière, sans parler de l’Asie. Sur les quais du métro, des planches de bois de quelques millimètres seulement pour séparer les passagers des voitures qui circulent sous leurs pieds. Et la vulgarité étincelante de la gigantesque Trump Tower qui surplombe le centre-ville est là pour rappeler à chacun la maladie du pays, dans une ville qui affiche pourtant une belle affinité avec la culture et un esprit étonnamment européen. Plus encore, on y ressent une insouciance, une décontraction que l’Europe a perdue, et un peu oubliée, depuis les attentats islamistes. Si seulement il n’y avait pas ces cinq lettres : TRUMP…

Thomas Hahn

Photographies ©Thomas Hahn


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