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Portrait de la jeune fille en feu : avènement de la polycratie féministe au cinéma




« La caresse est au frisson ce que le crépuscule est à l’éclair »
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle. [3]

Il y a des films sur lesquels on écrit parce qu’ils servent à vérifier une hypothèse. Il y a des films sur lesquels on écrit parce que ce sont des chefs d’œuvre. Mais cette condition en appelle une autre : il faut que l’on sente, au revers d’un excès, la présence d’un manque, c’est-à-dire que le film dispose un lieu pour une parole qui dirait sa « beauté » précisément parce qu’elle est trop grande. Ou qui dirait cette beauté afin qu’elle se prolonge, se rappelle, augmente, encore et encore.

Polysémie, polyphonie

Portrait de la jeune fille en feu
n’est pas une histoire d’amour entre deux jeunes femmes qui se rencontrent fortuitement. [4] S’en tenir à cet aspect reviendrait à dissoudre la fascination que suscite ce film. En réalité, on ne sait pas vraiment de quoi ça parle. Ça chante, ça murmure, ça argumente, ça souffle, ça respire, ça déferle près des plages, ça interprète, ça gémit, ça souffre, ça collabore, ça médite, ça pleure, ça raisonne, ça critique, ça communie, ça jouit, ça brûle, ça pense. Une polyphonie foisonnante, qui séduit et chavire. Le chemin en forme de dédale que suit la succession des plans, est à la fois linéaire et morcelé. La structure du récit est un tourbillon de fils narratifs qui tantôt se nouent aux précédents, tantôt semblent des bifurcations immotivées. Sans compter que beaucoup de scènes sont des tableaux d’une éblouissante beauté. D’où un désir d’immobilité. Le spectateur de cinéma se rapproche du regardeur de tableau dont la temporalité est plus lente. L’amour des jeunes filles entre elles est un fil narratif parmi d’autres. Portrait de la jeune fille en feu est aussi bien un polar (séquestration d’une jeune fille que l’on veut marier de force), une tragédie (celle d’Eurydice et Orphée) mais transformée. Une spéculation sur le pouvoir politique de la peinture et spécialement du portrait, une histoire cachée de la naissance multiforme du désir (et, avec lui, le désir d’art). Un tableau de la condition féminine à la fin de l’époque classique, vers 1770, un survol des outils permettant de fabriquer la mémoire de la vie amoureuse. Une réflexion philosophique sur l’égalité, la promotion d’un « système polycratique » au cinéma contre le « système monocratique ». La narration a elle-même une certaine intensité qui tient à l’usage de nombreuses ellipses qui vont s’accélérant, surtout après l’épisode du feu nocturne et du chant orgasmique (non fugere possum, « je ne peux m’enfuir »).

Pas de répétition ; chaque séquence est un bloc d’espace-temps, et une étape ; il se passe toujours quelque chose de neuf. L’ellipse est parfois installée dans le cadrage. Par exemple, la partie de carte est coupée horizontalement de sorte qu’on ne voit que les visages et les épaules ; il faut un autre plan qui ne montre que les cartes et les mains. Ce régime scopique [5] du détail, figure un désir instable. Ne pas oublier que voir quelque chose c’est renoncer à voir ce qu’on ne regarde pas. Voir c’est choisir, c’est perdre. L’absence quasi-totale de musique (sauf en deux séquences d’autant plus jouissives), l’alternance plage-maison, les couples d’opposés (son / silence, jour / nuit, lumière des feu / lumière naturelle), tout cela produit une intensité accrue par la rapidité des événements. Il y a, par exemple, deux moments de fâcherie entre Marianne et Héloïse, compréhensibles psychologiquement mais si soudains que l’on a à peine le temps de se rendre compte exactement de ce qu’elles disent. Le temps compressé augmente la tension : c’est un temps dramatique. Un tempo assez lent, puis vif, accelerando, comme dans un thriller, traverse tout le film.

Écouter, c’est accepter de ne pas tout entendre : le film cependant dissémine les sons du désir, les musiques naturelles des émotions qui accompagnent l’efflorescence de l’amour, le frottement des matières. C’est l’objet caché du film. Non pas tant la résistance à la domination masculine. Non pas seulement un manifeste pour l’émancipation des femmes. Non pas un exercice esthétique autour de la polysémie du « portrait ». L’objet caché du film est sans doute cet ensemble apparemment discontinu de micro-commencements, de troubles, de décalages hors des normes de bienséance et loin des habitudes, jusqu’à une intensité elle-même divisée en fragments, en esquisses, en pauses, en reculs provisoires, en moments explosifs. Jusqu’à la séquence ultime, amplifiée par l’orage vivaldien, simplement bouleversante, exaltante, admirable (une performance pour l’actrice, une épreuve émotionnelle pour le spectateur qui, submergé par l’émotion accumulée, interprète le trajet des émotions changeantes d’Héloïse). « L’orage rajeunit les fleurs ». Le premier contact de Marianne avec Héloïse est un corps et un visage invisibles, une course inquiétante vers la falaise, un flirt avec le film noir ou le psychodrame. Finalement, Héloïse voulait seulement courir, non mourir. Il ne faut pas être devin en psychanalyse pour percevoir qu’Héloïse s’amuse. Elle voulait aussi violenter moralement cette dame de compagnie venue la surveiller afin qu’elle n’échappe pas à son destin de chose à échanger dans le marché réglementé du mariage. Mais Marianne a une autre mission : elle doit regarder pour peindre, non pour surveiller. Ce sont ces regards-là qui séduisent parce qu’Héloïse peut y voir une échappée au règne de fer du mariage. D’où la déception d’avoir été trompée et l’agressivité qui aboutit à l’effacement brutal du visage peint et à un recommencement, sans mensonge. Héloïse veut la vérité du désir, aussi en peinture. Finalement, les deux tableaux sont à peu près identiques ; seule leur histoire diverge. Le premier est produit par tromperie et manipulation, le second par désir et vérité.

Liberté, égalité, sororité

La deuxième semaine est un espace-temps de liberté où s’efface la hiérarchie sociale : la servante devient leur égale. Une micro-révolution qui tient au fait que les deux jeunes femmes ont extorqué un délai de quelques jours où, en l’absence de la mère qui semble deviner quelque chose, elles décident en liberté d’elles-mêmes. Que Sophie veuille avorter ne donne lieu à aucune discussion : Marianne et Héloïse lui apportent aide et bienveillance. Mieux, Héloïse veut que Marianne peigne l’avortement de Sophie. La communauté des femmes, qui chantent, boivent, rappelle toute une sociabilité solidaire, où les femmes échangeaient des savoirs, des ruses, des plantes abortives par exemple. [6] L’épisode des femmes du village est intensifié par un chœur extraordinairement dynamique, joyeux, très simple, avec un texte lourd de sens : « je ne peux fuir » (où le chœur des femmes dit l’hésitation et la peur oscillant entre l’effroi et le plaisir de se laisser aller à l’amour), lequel chant choral débouche sur le feu physique à la robe d’Héloïse, métonymie d’un autre feu, le feu de l’amour. Une ellipse et les voici sur la plage pour le premier baiser, scène intense qui capitalise l’émotion puissante laissée par le chœur des paysannes, le brasier ardent symbole de l’embrasement amoureux, les sourires des femmes solidaires, la nuit profonde et libre.

Un autre fil concerne le surnaturel qui apparaît inopinément. Marianne examine de près, à la bougie, le tableau du peintre précédent. La toile prend feu exactement à l’endroit du cœur. Ce phénomène, anormal, prépare le spectateur à faire face aux deux apparitions fantomatiques d’Héloïse en robe de mariée (image sortie du psychisme angoissé de Marianne, à la limite de l’hallucination, correspondant au futur de la perte). Cet aspect semi-surnaturel communique avec le mythe d’Eurydice qui fonctionne comme une interprétation hétérodoxe de l’histoire des deux femmes. Marianne-Orphée fuit et Héloïse-Eurydice, à l’inverse du mythe, lui intime l’ordre de se retourner et de la regarder une dernière fois, avant qu’elle ne parte dans l’enfer du mariage forcé et arrangé. Le suspens accumulé éclate lors de cette première fin. Ce regard entre vivants s’aimant et devant se séparer, peut-être pour toujours, est un regard d’amour et de vie, non un regard qui tue, comme celui d’Orphée, homme, égoïste, aimant l’amour, mais peut-être pas Eurydice.

Le mythe d’Orphée est un archétype du sexisme. Il ne va séduire et émouvoir les Euménides que pour retrouver l’objet de son amour perdu – en vue de sa satisfaction. Eurydice est totalement suspendue au désir d’Orphée. Son existence corporelle, son retour chez les vivants, dépend non pas tant du désir d’Orphée, mais de sa capacité de résister à la tentation de la regarder. L’interdit de se retourner reçoit la signification d’une limitation insupportable de son désir et de sa liberté. Orphée punit Eurydice d’avoir été un objet contraignant, d’être devenu un sous-objet, pas tout à fait assujetti, quelque chose de castrateur en somme. L’objet véritablement désirable, c’est celui qui n’oppose aucune résistance, un objet totalement soumis. Ce mythe dessine la place que le désir masculin accorde à la femme : une chose entièrement dépendante. Le trio de femmes l’interprète librement, sans chercher à trancher entre les interprétations. Les trois femmes sont des héroïnes. L’une combat en permanence pour imposer à l’ordre masculin son professionnalisme de peintre ; l’autre lutte contre le carcan du mariage arrangé ; la troisième bataille pour son avortement. Ce sont des guerrières. Des héroïnes.

Politique du portrait

L’érotisme du portrait est un thème classique : le portrait est un signe distinctif de puissance et de richesse. Dans La Flute enchantée de Mozart, Tamino tombe amoureux de Pamina sur la foi d’un portrait que la Reine de la nuit lui présente [7]. Le portrait fonctionne comme une publicité pour un produit de qualité. C’est un outil d’aliénation de la femme-objet, présentée comme une décoration. C’est aussi la raison pour laquelle Marianne détruit le premier portrait : elle annule – provisoirement – la transformation du visage et du corps en marchandises. Le marié n’aime pas d’abord une image : il achète sur catalogue une femme dont le portrait est un prospectus, et deviendra un rappel permanent de ce qu’on attend d’elle, qu’elle soit une jolie petite chose. Le second portrait contient la trace secrète de l’amour qui a conditionné sa fabrication. Tout se passe comme s’il était peint par les deux femmes, miroir implicite qui implique un message adressé au spectateur : de quoi le portrait est-il le nom ? Comment la politique et le désir se croisent-ils ?

Le film propose aussi une réflexion philosophique sur la dissymétrie apparente des regards. Le peintre regarde le modèle qui semble condamné à la passivité. Mais ce dernier regarde le peintre qui est aussi objet de son regard. Par-delà la différence « sujet qui peint » / « sujet qui est peint », une communauté, voire une égalité, surgissent et bouleversent le rapport politique garant de l’ordre. On comprend l’interdiction faite aux femmes de peindre des hommes. Il importe que la femme ne soit pas en position de pouvoir sur les hommes à peindre, à objétiser. D’où l’interdiction faite aux femmes de fréquenter les écoles académiques. Les femmes peintres sont souvent formées par leur père. [8] Cela n’empêche pas la réussite parfois brillante de ces artistes tombées dans l’oubli après la Révolution, principalement parce qu’aucun critique, aucun directeur de musée ou chercheur en histoire de l’art, n’a levé les yeux, tout ce temps, sur les œuvres des femmes. [9]

Le film prend appui aussi sur une communication assez mystérieuse entre le tableau peint et le visage réel. Le portrait, en tant qu’objet d’art, trahit le visage, le remplace, le rappelle ; il est outil d’appropriation. Le film laisse les corps en liberté, il montre l’état des choses, tandis que les images peintes ont un aspect magique : le visage d’Héloïse est peint de façon à faire trembler, sous un fard blanchâtre, les yeux qui semblent dès lors devenir vivants. Fascinant est le double travail d’apparition cinématographique du visage d’Héloïse et le travail d’apparition picturale de son visage. La toile de cinéma et celle du peintre cherchent à révéler ce visage d’abord invisible. La pulsion scopique, ou la pléonexia [10] des visions qui semblent insatiables, est soumise à une forte frustration qui crée une autre tension dramatique. Cette impression évidemment volontaire, que les visages peints sont recouverts d’une discrète mais visible couche de crème blanche, vise à faire jouer le paradigme de la toile comme voile posé sur la peau, sous lequel elle a une visibilité plus grande encore : montrer en cachant, exhiber en dissimulant. À quoi répondent en écho pictural, les éclairages des visages à la bougie, qui donnent un sfumato particulièrement visible. Ce passage du clair à l’obscur symbolise le fonctionnement général du film, à rebours du projet masculin de tout montrer, de faire que l’on puisse tout voir, il s’agit ici de sevrer ou de déplacer, donner toujours un objet partiel. Comme spectateur, je suis poussé à me concentrer, à attraper ce qu’on me montre et à saisir du coin de la main, du bord de l’œil, ce qu’on dérobe. Une pulsion scopique qui tolère de jouir en l’absence partielle de l’objet. L’allusion aux tableaux à bougies (par exemple Georges de La Tour) compense en partie la frustration (Vermeer est aussi convoqué).

La question du « regard féminin »

Si tout semble filmé du point de vue de l’artiste peintre, Marianne, c’est que presque tout le film est un flash-back narré par elle. En fait, la place de la caméra est réglée par le principe de la cohérence scopique : à peine décalée de la position de Marianne jusqu’à un certain éloignement. Les changements de plans opèrent dans un espace proche, mais dénué de toute omniscience. Nous n’en savons jamais plus que ce que voit et entend Marianne. Le spectateur dessiné par ce film n’est pas un omnivoyeur. Il ne sonde ni les reins ni les cœurs. Il éprouve sa propre finitude et sa proximité, son manque à voir et l’effort d’y parvenir. La caméra refuse radicalement non pas la pulsion scopique – sans elle, il n’y aurait pas de cinéma ni même d’image – mais le projet de sa satisfaction totale - bien qu’il soit rigoureusement impossible de satisfaire totalement quelque désir que ce soit. Lorsque Abdellattif Kechiche tourne La vie d’Adèle en 2013, il pose une caméra qui a tous les droits, qui, ouvertement voyeuse, dit à la pulsion scopique : « ton avidité est parfaitement légitime et tu vas pouvoir te rassasier ». Ce « tout voir » pose un régime que l’on peut peut-être qualifier de masculin. En tout cas, il y a là une violence au statut ambigu : violence que l’image me fait d’être placé en position de voyeur, violence exercée sur les jeunes filles dont les corps sont objétisés dans des plans qu’ils remplissent presque entièrement. Portrait de la jeune fille en feu évite cette caméra voyeuse. Le geste sexuel est suggéré, montré et en même temps caché. Deux doigts passés sous l’aisselle, furtivement, convoquent la vulve dans l’imagination du spectateur. L’évitement de la crudité charnelle contraint le spectateur à imaginer, dans son cinéma pornographique intérieur, ce que l’image filmique ne fait qu’esquisser. On sait que Klimt peignait des femmes nues avant de peindre, par-dessus, la robe qui les habillait. L’érotisme, classiquement, caractérise un régime de montée de l’excitation sexuelle ralentie voire empêchée par un voilement, un retardement du passage à l’acte, lesquels augmentent le désir… [11] Est-il pertinent d’aligner la différence entre masculin et féminin sur celle entre pornographie et érotisme ?

Le film lesbien est-il une forme esthétique particulière, ou diffère-t-il des autres seulement par son objet ? Qu’est-ce qu’un film de femme ? Qu’est-ce qu’un film d’homme ? Par exemple, le film de Sebastian Lelio, Désobéissance, 2018, insiste sur l’aspect de transgression de l’amour lesbien, dans une communauté religieuse très présente, voire envahissante. Lui aussi, résiste à la tentation de tout montrer et privilégie ce qu’on pourrait appeler un érotisme. Est-ce un film de femme ? Peut-être faut-il distinguer entre « fabriqué par un homme ou une femme » et « de style féminin ou masculin » ? Le problème de cette solution est qu’elle contraint de définir précisément cette différence de style. Or peut-on éviter l’arbitraire, l’indétermination, l’incapacité de justifier le classement ? Peut-on élire la pudeur et l’ellipse (sa traduction narrative) au rang de critères séparant films masculins et féminins ?

La notion de regard féminin ou masculin est une construction sociale qui renvoie à un effort de distinction, c’est-à-dire de justification. Le féminin et le masculin sont des caractéristiques sociales, il n’y a aucune nature de la femme ou de l’homme qui permettrait de les fixer. Il y a et il n’y a pas de regard féminin. Il y en a un au sens où une metteuse en scène peut déclarer que ce qu’elle montre, ce qu’elle fait, illustre un point de vue de femme sur les amours lesbiennes et sur la société qui les suscite et les réprime. Il n’y en a pas au sens où ce que propose un metteur en scène en général ne consiste pas seulement en un projet ou une intention, mais est encadré, surdéterminé, par un contexte social qui co-décide du statut d’une œuvre et de ses significations. C’est donc la masse, conflictuelle et ordonnée, des discours au sujet de celle-ci, qui engendre le jugement d’appartenance à telle ou telle catégorie esthétique. Il n’y a de regard typique que validé par le corps social, lequel n’est pas toujours d’accord avec lui-même, ni nécessairement cohérent.

Le critère de la pudeur n’est pas clair : son caractère négatif (ne pas tout montrer), coïncide avec l’injonction générale, adressée aux femmes, de retenue et de contrôle de soi. Serait alors masculin ce qui déborde, qui ne se retient plus, c’est-à-dire renvoie au mythe du caractère irrépressible du désir masculin. Tout montrer, jusqu’à la limite du visible, serait la traduction scopique de ce désir essentialisé et mâle. Ne pas montrer caractériserait la pudeur féminine, c’est-à-dire la capacité à se retenir : mais pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas elles-mêmes être impudiques ou non, sans qu’on les y enjoigne ou au contraire les en dissuade ? Il n’y a donc plus qu’à congédier cette notion idéologique de pudeur. Un film « de femme », au sens fort, se laisse-t-il reconnaître à ce qu’il ne montre que des femmes ? Portrait de la jeune fille en feu répond à peu près à ce critère. Mais, en réalité, les hommes sont partout visibles, même quand on n’en voit aucun. L’ordre masculin règne en tous lieux, l’organisation de la société trahit leur présence dominante. Les stratégies féminines de résistance attestent l’existence de ce contre quoi elles luttent.

Le « regard féminin » est construit, comme le « regard masculin », mais dans un autre contexte : le regard masculin réifie la femme, la pose comme objet perpétuel. Le regard féminin n’est pas juste un objet rhétorique. On objectera que ce regard, supposé consistant, fait partie du marketing du film : faire croire au public qu’il ne va pas seulement voir un film, mais vivre une expérience esthético-politique en regardant un « regard féminin » à l’œuvre. Cette croyance est l’autre objet caché du film. Portrait de la jeune fille en feu est un événement cinématographique : l’avènement effectif du « regard féminin ». Il n’est pas si vain de se demander comment on peut filmer un personnage en tant que sujet et pas seulement objet. Être filmé, vu dans une image de cinéma, c’est toujours être objet pour le spectateur. L’être-sujet n’apparaît pas, sauf sous les formes conventionnelles d’un maître dans l’image. Le vrai maître, c’est le metteur en scène, que l’on ne voit jamais dans le film. [12]. Le sujet est l’être qui regarde, tout ce qui est regardé tombe du côté de l’objet. Le maître dans l’image, qui tient lieu de sujet, est celui qui domine, soumet les autres, exerce un pouvoir sur n’importe qui ou n’importe quoi, qui devient alors objet dans l’image. Le statut de sujet dépend du rôle, de la position occupée dans le plan ou la séquence : il change en permanence. Le sujet est un produit - social et filmique -, fabriqué par des techniques d’assujettissement qui posent un sujet et un objet de part et d’autre d’un rapport de pouvoir dont la mobilité est source de violence sociale (qui résulte de l’effort de renverser le rapport de pouvoir à son avantage). Lorsque Marianne et Héloïse s’affrontent sur la question du regard, chacune occupe l’une et l’autre position autour du rapport de pouvoir, lequel permute presque à chaque réplique – c’est ce qui donne à ces moments épaisseur et densité, jusqu’à un érotisme de l’égalité en constant questionnement. Finalement, il n’y a pas de différence fondamentale entre l’être-sujet dans la réalité et son pendant dans le film. Le sujet, c’est celui qui exerce un pouvoir suffisant.

Ainsi, au cinéma, un « regard féminin » existe donc. Dit de manière abrupte, un tel regard existe si le metteur en scène est une femme (qui n’a pas intériorisé la domination masculine) ; si cette femme, seule ou en collaboration, met souverainement en scène un récit où les actrices sont co-autrices du scénario ou de la mise en scène ; si les personnages de femmes sont reconnus comme des sujets exerçant un pouvoir effectif. L’aspect démocratique de ces manières de faire s’oppose à la tyrannie monocratique qui caractérise les pratiques masculines de mise en scène. Les actrices, dans le système monocratique, sont traitées comme des sujets-objets obéissants aux ordres du metteur en scène tout-puissant. Mais, sans le travail propre des actrices, le film n’existerait pas. Elles en sont les prolétaires à qui il s’agit de faire oublier, par la peur, la menace, la pression quotidienne, la dépendance économique, le risque d’être black-listée, qu’elles sont en réalité la condition de possibilité de la production cinématographique. Le regard féminin, polycratique, reconnaît cette puissance des actrices et des femmes en général (dans tous les métiers du cinéma) et les pose dans une visibilité qui tranche tellement avec le système monocratique qu’on a le sentiment d’une nouvelle forme esthétique, non pas seulement d’un nouveau style. D’où le caractère d’événement de ce film.

Jean-Jacques Delfour

Portrait de la jeune fille en feu, écrit et réalisé par Céline Sciamma, a obtenu le Prix du scénario au Festival de Cannes 2019. Actrices principales Noémie Merlant et Adèle Haenel. Production Lilies Films.


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