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Où est mon argent ?

Sur « Amargi », suivi d’un entretien avec Judith Bernard



Mardi 1er mai, nos amis Guillaume et Kamesh se rendent à la Manufacture des Abbesses à Paris pour Amargi, une pièce de Judith Bernard qui propose une réflexion sur la dette. Un sujet qui n’exalte pas vraiment ces jeunes gens qui savent à peine gérer leur budget et dont les comptes en banque sont rarement dans le vert à la fin du mois. Mais ils espèrent apprendre à mieux cerner le fonctionnement de l’économie mondiale. Pour eux, le mot dette est synonyme de frustration, comme si, constitutivement, être endetté constituait une faute morale qu’il s’agit de réparer au plus vite. Car, au-delà de sa signification économique, la dette crée aussi un lien moral. Comme il est dit dans la pièce « les dettes fondent des liens que l’on peut rompre par l’argent ».

Amargi © Manufacture des Abbesses

Amargi veut démonter le mécanisme de la société capitaliste-consumériste, qui encourage chaque individu à l’enrichissement personnel en inculquant l’idée que l’argent permet tout et résout tous les maux. Dans un tel système, la solidarité est réservée aux pauvres, à ceux qui n’ont pas su y faire… Judith Bernard démonte la tendance qui pousse les gens à culpabiliser, à se dire que c’est leur faute s’ils ne trouvent pas d’emploi, et que ceux qui ne participent pas à l’économie de la société en sont naturellement et de facto exclus. Elle donne à voir l’emprise de l’argent et particulièrement le rôle de la dette sur nos vies. Et cela renvoie chacun à ses propres déboires.

L’écriture de la pièce s’inspire d’évènements personnels vécus par Judith Bernard : « Pour pouvoir rester dans l’appartement dont j’étais locataire, et dont le propriétaire voulait nous expulser, je me suis lancée dans cette terrible aventure : je me suis endettée, sur 25 ans - je me suis laissée capturer par la banque. Le personnage de l’Endettée, c’est moi : c’est le chiffre exact de ma dette, ce que j’ai emprunté, ce que j’aurai à rembourser ». La pièce est traversée par une recherche dans le passé pour comprendre le présent. Comment, au cours de l’histoire et à travers différentes civilisations, le système monétaire a-t-il évolué ? Comment fonctionne vraiment le système bancaire actuel ? Une chose claire en ressort : ce système est profondément injuste pour l’Endetté(e) qui se retrouve en situation de servitude vis-à-vis de son créancier.

Amargi © Manufacture des Abbesses

L’argent comme source de pouvoir

Plus notre capital économique augmente, plus la connaissance nous est facile d’accès [1]. Et ce savoir donne du pouvoir. De plus, celui qui possède le capital est à l’initiative de la production : il détient le pouvoir de décision. La pièce le montre avec la figure du banquier qui décide d’accorder ou non un prêt. Celui qui possède le capital occupe donc la place du dominant, alors que, comme l’écrivait Marx, ce capital n’est autre que le produit du travail de la classe ouvrière. Cette idée est développée à la fin de la pièce. On nous présente alors une société presque idéale - en tout cas assez utopique à nos yeux -, qui s’appuie sur les travaux du brillant économiste et sociologue Bernard Friot, où le salaire de chacun est indexé en fonction de ce qu’il produit réellement.

Avec cette mise en scène simplissime, Judith Bernard vise à décomplexifier le propos général de la pièce. L’utilisation de cerceaux et de balles de couleur dans une démarche vulgarisatrice, aux limites de l’« infantilisation », permet de mieux saisir les enjeux traités. Par exemple, pour illustrer le concept d’emprunt bancaire, les acteurs utilisent une simple montre : si je la prête, je ne l’ai plus. Ce n’est pas le cas pour l’argent avancé par une banque. Cette méthode de théâtre didactique s’inscrit dans la tradition initiée par Bertolt Brecht avec la série fameuse des « lehrstück ». Brecht avait compris que le théâtre devait inventer de nouveaux moyens de représentation afin d’atteindre un public plus large et de casser l’élitisme culturel dont le théâtre semble être l’un des éléments.

Amargi © Manufacture des Abbesses

Dans Amargi, un coffre, au centre de la scène, fait référence à la Banque centrale qui alimente, à l’aide de balles en plastique (l’argent), différents cerceaux représentant métaphoriquement les banques commerciales. Un réseau qui relie les banques entre elles. De fil en aiguille, les balles dans les cerceaux se multiplient, à mesure que la dette s’intensifie. Les balles que la banque gagne sont les intérêts produits par la dette. Pour faire face à leurs besoins de liquidités et respecter leur taux de réserve obligatoire, les banques se font crédit les unes aux autres. La pièce oublie cependant d’évoquer la faille majeure du système. Le taux de réserve obligatoire étant de 10% du total des actifs, si 11% des gens décidaient en même temps de retirer l’intégralité de leur épargne de la banque, elle serait incapable de satisfaire tous les clients et le système s’effondrerait. Sur scène, Judith Bernard décrit un piège, un cercle vicieux dans lequel nous pouvons facilement nous laisser enfermer. On pense à la crise des subprimes en 2008, qui avait provoqué la saisie des biens de 2 millions de foyers américains… L’usage de balles en plastique renvoie aux piscines à balles dans lesquelles les enfants adorent se plonger, que l’on retrouve dans certains restaurant de fast food industrielle, symboles de l’impérialisme américain. Ces balles, comme la monnaie, circulent à toute vitesse, elles envahissent la scène, comme nous pouvons être envahis par les problèmes d’argent, noyés dans la dette comme le sont ici les personnages. L’utilisation de ces objets donne à la pièce une dimension enfantine, ce qui dédramatise quelque peu ce sujet brûlant.

Tout cela nous concerne : les jeunes étudiants que nous sommes sont souvent confrontés à des « difficultés financières ». Être étudiant demande évidemment du temps pour se former et pouvoir trouver ensuite un travail qui nous convienne, mais il faut aussi travailler à mi-temps pour subvenir à nos besoins. Alors que nous ne sommes pas encore dans le monde professionnel, nous dépensons comme des adultes (loyer, nourriture, facture, extra) : c’est une dure contradiction.

Amargi © Manufacture des Abbesses

Mais ça veut dire quoi, Amargi ?

Notre rapport à la dette existe au moins depuis les premières civilisations mésopotamiennes. Ama-gi (ou amar-gi) est un mot sumérien exprimant l’émancipation des esclaves et la libération de la servitude à travers l’annulation de la dette. La loi du même nom avait pour but d’éviter les écarts trop importants entre les plus riches et les plus pauvres. Autrement dit, pour pouvoir repartir de zéro, elle supprimait purement et simplement, de façon régulière, les dettes de tous. Pourquoi, sinon pour le profit d’une infime minorité, ne l’applique-t-on pas aujourd’hui ?

En guise de conclusion, la pièce propose un type de société fondé sur les travaux de Bernard Friot. Judith Bernard nous fait basculer dans un autre monde en utilisant un éclairage assez doux, onirique. La scénographie change : plus de cerceaux ni de balles, des piles de livres. Bernard Friot est un économiste et sociologue marginal au sens où ses positions sont jugées absurdes par une majorité d’économistes. Mais rappelons-le : en 2006, 80% d’entre eux pensaient que les marchés financiers étaient rationnels et performants ! On a vu ce que ça a donné en 2008…

Amargi © Manufacture des Abbesses

Bernard Friot émet l’hypothèse que les activités domestiques créent de la valeur sociale et devraient être rémunérées pour cela. On nous présente cette société imaginée par l’économiste fonctionnant sans aucune faille apparente. Comme si la pièce omettait volontairement de montrer ses faiblesses. En effet, la réussite de cette théorie repose sur un respect absolu des règles par tous, ce qui semble hautement improbable. Ainsi, selon Friot, le retraité crée de la valeur sociale lorsqu’il s’occupe de ses petits-enfants. Sa pension de retraite serait un salaire rémunérant cette activité. C’est une façon assez burlesque de justifier le système de retraite. Quoi que nous fassions, nous produirions de la valeur sociale, ce qui justifierait notre salaire. Friot imagine une société entièrement gérée par des conseils de salariés qui décideraient de la qualification de ces derniers, des entreprises où investir, des productions à développer. Ce projet a un sens social et politique : montrer que les salariés n’ont pas besoin des capitalistes pour produire. Une part de la valeur ajoutée produite serait alors collectée sous forme de cotisations versées à des caisses d’investissement qui décideront de l’usage de l’argent : la propriété capitaliste serait abolie.

Au dernier acte, la place du spectateur se confond avec le personnage de l’Endettée qui débarque de nulle part dans ce monde nouveau. Elle pose quantité de questions sur un ton sarcastique, comme si elle n’y croyait pas vraiment. Il semble qu’à ses yeux le capitalisme soit, en quelque sorte, constitutif des sociétés humaines contemporaines. Comment, alors, construire une société non capitaliste ? La question reste ouverte.

Kamesh Catapoulé et Guillaume Canale

Vu le premier mai à la Manufacture des Abbesses

Entretien avec Judith Bernard

Comment vous est venue l’idée de créer une pièce de théâtre sur la dette ?

C’était un carrefour entre ma trajectoire artistique et ma trajectoire personnelle : je venais de faire un spectacle sur notre aliénation dans le salariat (Bienvenue dans l’angle Alpha), sur la manière dont le capitalisme nous capture en nous enrôlant dans l’emploi... Je savais que l’étape suivante était la monnaie : j’avais rendez-vous avec cette question pour aller au bout de la structure de notre aliénation - puisque c’est pour accéder à la monnaie que nous consentons à nous laisser piéger dans les vicissitudes de l’emploi. Et sur le plan personnel, il y a eu cette affaire d’endettement : pour pouvoir rester dans l’appartement dont j’étais locataire et dont le propriétaire voulait nous expulser, je me suis lancée dans cette terrible aventure : je me suis endettée, sur 25 ans - je me suis laissée capturer par la banque. Le personnage de l’Endettée, c’est moi : c’est le chiffre exact de ma dette, ce que j’ai emprunté, ce que j’aurai remboursé, c’est mon angoisse, ma perplexité et mon propre besoin de comprendre de quoi cette machination est faite.


L’argent est un sujet assez fâcheux, voire obscène en France. En quoi le théâtre peut-il briser ce tabou ?

« Ce dont on ne peut pas parler, c’est cela qu’il faut dire ». Cette phrase magnifique de Valère Novarina, dit exactement avec quoi je veux faire du théâtre. Non pas l’intime, le trauma psychologique, l’intériorité flouée - sujets complètement essorés, vus et revus dans toutes les fictions contemporaines, au théâtre comme ailleurs. Mais la structure invisible : le cadre dans lequel nous évoluons, dont on ne parle pas parce que c’est le cadre, justement, et qu’il y a une forme "d’obscénité" à le remettre en cause. Comme il nous structure et nous conditionne, on a toutes les peines du monde à le voir, à le dire, à le mettre en suspens... L’argent fait partie de la structure. Il relève de la grande machinerie des déterminations extérieures, qui font de nous ce que nous sommes, qui nous font faire tout ce que nous faisons, en ayant, souvent, l’impression que ce faisant on fait vraiment n’importe quoi. Le théâtre, pour moi, sert à ça : faire apparaître l’hyperstructure, le cadre, les rapports de force. Les livrer sur un plateau, concrètement, transfigurés en métaphores tangibles, palpables ; ici des balles, des cerceaux, de l’ardoise, des choses très simples dont on peut s’emparer pour reprendre la main. En fait, c’est un théâtre matérialiste.

La pièce est didactique : vous tentez d’expliquer l’économie de la façon la plus simplifiée possible. Pourquoi ce choix de mise en scène ?

Le spectacle aborde simplement des principes de la monnaie parfois complexes et peu connus (la dynamique mimétique, par exemple) ou corrige des simplifications abusives (sur le rapport entre création monétaire et hyperinflation, par exemple). Il ne s’agit pas de simplifier ; il s’agit de dédramatiser, de ne plus se laisser méduser. De passer à travers l’écran de fumée délibérément entretenu par les tenants du système et les faiseurs d’anglicismes impénétrables : la monnaie est une convention sociale, rien de plus, rien de moins. En cela elle est un « commun » sur lequel nous devrions être collectivement souverains. Il importe de reprendre la main, de ne plus se laisser évincer des arbitrages qui président à sa création, sa diffusion, sa répartition ; et reprendre la main, sur scène, ça consiste à prendre des choses en main, tout simplement. Le plateau de théâtre, c’est un lieu merveilleux parce qu’il opère une jonction parfaite entre ce qu’il y a des plus trivialement concret - des balles en plastique, des cerceaux de couleur - et les abstractions dont ils deviennent la métaphore (la monnaie, la dette).

Pourquoi le choix d’une anti-tragédie ? Pour rendre la pièce plus gaie ?

Le spectacle est une anti-tragédie parce que l’argent - la monnaie, et tous les principes qui lui sont aujourd’hui associés (sa rareté, la difficulté d’y accéder, sa consubstantialité avec la dette, l’obligation de la croissance à tout prix...) ne relèvent pas du tragique : ce n’est pas comme la mort, ce n’est pas une loi physique ou biologique sur laquelle nous n’aurions aucune prise. C’est une convention, une organisation sociale comparable à la religion, et comme telle, il appartient à la collectivité d’y exercer sa souveraineté. La monnaie est utile et nécessaire, mais la forme qu’elle a prise en société capitaliste est une aberration à laquelle nous ne devrions plus nous laisser assujettir ; nous ne devons pas la regarder comme on regarde le ciel en espérant la pluie ou le beau temps. Nous devons prendre conscience que sa force ne réside que dans la confiance que nous lui accordons, et que nous pourrions conditionner à une redéfinition de ses principes. Ensuite, oui, il s’agissait de privilégier la joie, parce que c’est une disposition affective précieuse (et dont l’époque nous prive beaucoup) : faire du théâtre est un geste joyeux, et il m’importe que cette joie passe du côté du public aussi. Parce que c’est agréable, d’abord, et puis parce que c’est un carburant pour la subversion : on attirera beaucoup plus de forces du côté de la contestation du monde capitaliste par la puissance du désir - d’un autre monde - et des affects joyeux qu’en proposant un énième récit déploratif...

Effectivement, de nos jours, les gens sont plus à l’aise pour parler de leur vie sexuelle que de leur vie monétaire. Comment en est-on arrivé là ?

Par les effets d’un conditionnement très puissant, qui opère depuis plusieurs décennies : à partir des années 80, le fantasme de la « fin de l’histoire », d’un monde qui serait parvenu à son point d’équilibre avec la globalisation du capitalisme, gangrène tous les imaginaires et persuade chacun qu’il n’y a de problème que « personnel ». Si l’on souffre, ce n’est pas du système, mais de ses propres limitations personnelles : et chacun est invité à faire une psychanalyse, du développement personnel ou de la méditation. Quand le travail rend fou, on ne tue pas son patron, on ne met pas une bombe au siège de la boîte, on se jette par la fenêtre de l’entreprise. Quand on est pauvre ou chômeur, on n’interroge pas le modèle économique, on est culpabilisé par les dominants qui nous renvoient à notre inadaptation ou pire, à notre essence : on est « rien », comme dit Macron. Évidemment, un tel conditionnement, massivement entretenu par le discours médiatique - qui ne remet jamais en cause le cadre capitaliste - ne favorise pas l’expression des difficultés matérielles. C’est devenu obscène. Tandis que l’hypersexualisation des individus (qui est un puissant moteur marchand) est alimentée par toute l’imagerie publicitaire, fictionnelle, médiatique, et encourage chacun à faire fructifier son capital... libidineux.

À la fin du spectacle vous proposez une forme de société où le capitalisme n’existe plus. Pensez-vous cette utopie réalisable ? Sur quoi cette théorie est-elle fondée ?

Elle est réalisable puisqu’elle est en partie réalisée : la société du « salaire à vie » proposée dans les travaux de Bernard Friot n’est pas une « utopie ». C’est une compréhension de l’histoire qui fait apparaître le déjà-là : la socialisation de la valeur par la cotisation, collectée dans des caisses gérées par les travailleurs, redistribuée à la collectivité sur des critères non capitalistes est en place en France depuis 1946. C’est une véritable révolution communiste - au beau sens de la gestion du commun par le commun - qui a eu lieu dans l’après-guerre, avec le régime général de la Sécurité Sociale, le statut de fonctionnaire, le salaire à la qualification (et non pas lié au poste de l’employé) ; bien sûr, la contre-révolution néolibérale a considérablement restreint la puissance subversive de ces institutions, l’État et le patronat ont repris la main sur la définition de la valeur. Mais ce qui a été pensé par le Conseil National de la Résistance, et qui a été mis en place par les communistes et la CGT au lendemain de la seconde guerre mondiale, peut et doit être repris, poursuivi, étendu. Il faut se réapproprier notre histoire, nos conquêtes, nos victoires, et reprendre confiance dans notre capacité à édifier un monde conforme à nos valeurs. Cela suppose de nous arracher à notre inertie, à notre impuissance ; il faut réarmer notre désir et muscler notre imaginaire politique. C’est à ça que sert Amargi.

Propos recueillis par Guillaume Canale et Kamesh Catapoulé


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