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La Nostalgie des blattes (Beckett sans Beckett)




« Un plateau nu, aucun décor, des sons, deux chaises » et deux comédiennes le cul constamment vissé dessus. Voilà comment Pierre Notte a choisi de mettre en scène sa dernière création, La Nostalgie des blattes. Dans un monde aseptisé par une brigade sanitaire, plus rien ne subsiste. Plus de gluten, plus de sucre, plus de cigarettes, plus d’abeilles. Le néant. L’angoisse. Un vide oppressant qui résonne avec l’air actuel du temps, et donne à la pièce un amer goût d’anticipation.

La Nostalgie des blattes © Giovanni Cittadini Cesi

Comment peut-on « bâcler un Alzheimer » ? La question se pose lorsqu’on lit le résumé de la pièce. Alors que botox, bistouri et collagène sont les maîtres-mots de l’époque dans laquelle nous plonge le spectacle, deux irréductibles gauloises ont choisi de se laisser vieillir naturellement. Pas de chirurgie esthétique, pas de triche. Aucun artifice à l’horizon. Dans cet univers dystopique et désertifié, revendiquer les signes du temps est plus qu’une fierté personnelle : c’est un choix presque militant. Pour nos deux vieilles, c’est aussi devenu un gagne-pain. C’est à celle qui sera la plus ridée, la plus sénile, la plus marquée par le temps, la plus authentique. À ce jeu, les deux concurrentes s’affrontent, s’insultent, se jugent, s’éprouvent, se testent. Dans leur rôle de méchantes gentilles et de vieilles cyniques, les deux comédiennes sont parfaites. L’écriture incisive de Pierre Notte leur va comme un gant. De railleries en railleries, les répliques se font toujours plus acides. La répartie est au rendez-vous, les réponses jamais attendues. Dans la salle, on rit fort.

Mais, plus qu’une simple joute verbale, la pièce et son « absurdité » inscrivent les personnages et le public dans l’attente constante. Élevées au rang de pièces de collection, les deux bonnes femmes s’exhibent comme des bêtes de foire… à un public qui n’arrivera jamais. Un hommage appuyé à Beckett, donc, qui vient ajouter une touche d’angoisse à un tableau majoritairement comique. Comme Vladimir et Estragon avant eux, les deux personnages attendent constamment la venue de potentiels clients, et l’une des deux femmes pense même apercevoir derrière les arbres le fils qu’elle a perdu… Mais bien sûr personne ne se pointera. Un peu comme dans Fin de partie, les deux vieilles font passer le temps en se provoquant. Comme Winnie dans ses Beaux jours, elles restent les témoins passifs de la disparition progressive des choses. Reste la nostalgie : celle des gens, du sucre, des champignons, des cigarettes, des insectes. Et parfois même des blattes.

La Nostalgie des blattes © Giovanni Cittadini Cesi

Un futur déjà là

Dans cet univers non identifié, à la fois proche et futuriste, à première vue, les incongruités qui s’enchainent font rire, spontanément. Deux vieilles qui s’insultent, c’est forcément risible. Mais dans un second temps, l’angoisse fait surface. L’histoire a beau être absurde, on s’y projette : le plateau nu, sans ancrage de lieu ni de temps, donne à l’histoire un caractère universel et intemporel. Si le pari du non-décor était risqué, ici, il est efficace. Au détour d’un fou rire, on se dit que tout ça pourrait bien nous tomber dessus un jour : s’étonner de voir un moucheron voler ou de trouver des cigarettes… Le jeu remarquable des deux comédiennes y apporte un côté profondément grinçant. On trouve parfois des longueurs, répétitions ou blagues un peu lourdes, mais le talent de Tania Torrens et Catherine Hiegel les fait presque passer. Finalement, si ces deux vieilles passent leur temps à se provoquer à coups de répliques comiques, c’est pour combler la décrépitude ambiante. De la même façon, pour l’auteur, livrer des dialogues qui font toujours rire, c’est un moyen de détourner de l’ambiance menaçante de la pièce. La nostalgie des blattes ne touche pas simplement par son aspect comique ou tragique, mais par la combinaison des deux.

Les optimistes y verront un espoir de rébellion, les pessimistes de la détresse. En tant que pessimiste, l’angoisse l’a emporté chez moi. Un sentiment intensifié par le fait que « l’ennemi » n’est jamais montré : la brigade sanitaire évoquée est invisible, comme suspendue. Seuls les grondements des drones de surveillance qui s’écrasent au sol signalent sa présence, mais tout reste lointain, fantasmé. Quelque chose menace en arrière-plan, peut-être la guerre, la fin d’une civilisation, la fin d’un monde. On reste en alerte : quand vont-ils finir par se montrer ? On se demande ce qui va finir par tomber sur la tête des personnages. Métaphore d’une crise globale que l’on ne se figure pas encore, ou seulement par fragments de crises écologiques, économiques et humanitaires…

La Nostalgie des blattes © Giovanni Cittadini Cesi

Au fond, ces deux vieilles qui se revendiquent authentiques, apparaissent comme des pantins vouées à jouer un rôle. L’une se moque du passé d’actrice de l’autre, mais, pour attirer les clients, elles n’ont d’autre choix que de donner à voir, de s’entrainer à simuler un Parkinson ou un Alzheimer. Forcer le trait, c’est ce contre quoi elles s’insurgent, mais également ce qui les discrédite. Par instants, on se fait prendre à leur « spectacle » dans le spectacle, et on n’en distingue plus les frontières. À quel moment sont-elles sincères, quand ne le sont-elles plus ? Et si tout cela n’était qu’un jeu ? Certaines évocations méta-théâtrales font penser que les personnages ont conscience d’être des objets, au sens étymologique : « ce qui est placé devant », posé sur une scène. L’existence humaine ne serait qu’une vaste comédie. Impossible de ne pas penser au plateau d’échecs d’une bonne vieille Fin de partie.

Un hommage bienvenu ?

Pierre Notte est loin d’être le premier à avoir été influencé par Samuel Beckett. Les possibilités n’étant pas infinies, vient un moment où les codes existants sont repris. Tout l’enjeu étant d’y ajouter une patte, une plus-value. Ici, Notte s’inspire de Beckett, mais son style d’écriture fait vivre le texte, écrit pour les deux comédiennes. Les échos au célèbre auteur viennent à propos, par touches. Ce n’est pas du Beckett, mais ses codes se fondent très bien dans cet univers dystopique. Hommage volontaire ou non, Notte repose les questions qui travaillaient l’auteur et les réhabilite. Peut-être veut-il les rendre accessibles à un public non-initié aux auteurs dits « de l’absurde » [1] en démontrant leur caractère visionnaire. En réexploitant ces questionnements, Notte dit : « Beckett avait raison ».

Pour autant, il tient à s’en différencier : quand les œuvres de Beckett sont dénuées d’espoir, La Nostalgie des blattes est ambivalente. Si la communication entre les deux vieilles semble vouée à l’échec pendant une bonne partie du spectacle, la fin laisse place à une autre atmosphère. Comme une invitation à la lutte, elles choisissent de se lever, de se tourner vers la vie. La pièce apparait alors comme un hymne à l’humanité, à l’imperfection, à ce qui fait de nous des êtres humains. Dans une société aseptisée, lissée, où règne le politiquement correct, qui ne laisse aucune place aux défauts, où chacun se met en scène sur les réseaux sociaux à coups de photos retouchées et de postures parfaites, et où poils et boutons doivent disparaitre en même temps que toute trace d’humanité, ces deux femmes réaffirment l’importance de laisser sa trace. Au sens littéral du mot. En fumant des cigarettes interdites, elles noircissent le blanc immaculé des murs invisibles qui les enferment, y laissent leurs mégots, y impriment leur saleté, leur humanité, leur présence.

La Nostalgie des blattes © Giovanni Cittadini Cesi

À l’heure de l’hyper-connexion, de la solitude et de l’individualisme, où les drones déraillent et s’écrasent aléatoirement au sol, la pièce crie le besoin d’une présence humaine. Au contraire de Beckett, c’est l’espoir qui a ici le dernier mot. Et c’est cette nuance qui rend bien moins puissant le « message » de La Nostalgie des blattes : l’histoire se finit bien et ne renverse rien. Très en-deçà du niveau métaphysique de l’auteur de Godot, la pièce est destinée à faire rire et son fond de cynisme se perd dans cette ambiance légère. Si, chez Beckett, on peut oublier l’aspect comique présent sous le tragique, ici, le risque est inverse. 

Prendre le parti de l’espoir, pourquoi pas ? Mais on regrette que la réflexion ne soit pas poussée jusqu’au bout. Puisque « la vie trouve toujours une sortie », on aimerait que le message soit mis en pratique, et voir concrètement ces deux femmes lutter pour se libérer de ce monde aseptisé, au-delà du symbole. La pièce stagne dans un entre-deux, ni complètement positif, ni absolument négatif. En prenant le parti d’une fin plus sombre, elle resterait une simple reprise de motifs beckettiens. En choisissant une fin différente, Notte s’en démarque, mais sans vraiment l’affirmer. La pièce reste hélas enfermée entre le statut de copie et de réinterprétation pas vraiment aboutie.

Julia Inventar

La Nostalgie des blattes, vu le 9 octobre au Théâtre du petit Saint-Martin à Paris
Du 20 septembre au 8 décembre 2018
Texte et mise en scène : Pierre Notte
Avec : Tania Torrens et Catherine Hiegel
Lumières : Antonio de Carvalho
Son : David Geffard


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