Faut-il dire quelque chose ?

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Faut-il dire quelque chose ?

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par Nicolas Romeas
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Peut-on dire aujourd’hui quelque chose de sensé sur ce drame ?

Je n’ai rien dit. Je ne voulais pas. J’ai vécu ça comme un piège. Il est impossible de réagir sur le coup à une telle tragédie sans être prisonnier de l’impact émotionnel collectif qu’elle suscite. D’emblée, un cadrage binaire de la pensée s’est imposé, manifesté par la question « Être ou ne pas être Charlie ». J’ai vécu ça comme un piège terrible. Une injonction à choisir son camp à laquelle il est impossible de répondre de façon claire et informée et dont on a le sentiment qu’elle est imposée afin de bloquer toute réflexion. Or je ne crois pas que dans une situation politique et géopolitique de cette ampleur on puisse se permettre le luxe de ne pas réfléchir. De se contenter de céder à l’émotion. Il me semblait hors de portée de tenir immédiatement des propos justes et sensés sur les événements que notre pays vient de traverser.

À mon sens, le seul qui ait réussi l’exploit de réagir à chaud en gardant sa pensée à distance raisonnable de l’émotion collective provoquée par le choc sans la nier est Frédéric Lordon, dans son intervention à la Bourse du travail de Paris.

Tout ayant à peu près été dit sur le sujet, je vais donc résumer ma façon de voir les choses sans revenir sur tous les aspects de l’événement. Si « être Charlie » c’est s’opposer aux massacres de libres-penseurs, il est évident que nous le sommes tous, par principe. S’il s’agit de prendre parti pour un journal - qu’on a le droit de ne pas apprécier - en s’interdisant soudain toute distance critique, ça devient un peu plus compliqué.
J’avais ri avec Cavanna et Choron à l’époque d’Hara Kiri, dans mon jeune temps ; personnellement j’aimais beaucoup Cabu et j’étais un grand admirateur du merveilleux économiste Bernard Maris. Et je trouve Patrick Pelloux très courageux.

Mais pour le reste, ce qu’était devenu ce journal ne m’intéressait plus. Je ne l’aimais plus depuis longtemps, en particulier depuis l’arrivée d’un homme dont la suite de la carrière à Radio France a montré la duplicité et l’opportunisme, et bien sûr, depuis le départ de Siné avec lequel on peut être parfois en désaccord mais dont l’honnêteté ne fait pas de doute. J’ajoute que les différentes affaires de caricatures qui se sont succédées ressemblaient plus à mes yeux aux tentatives d’une publication moribonde pour faire événement et retrouver des lecteurs, qu’à un combat sincère et réfléchi.

Et puis, enfin, si l’unanimité imposée par la situation nous oblige dans la foulée à rejoindre les rangs de personnages politiques qui dans leur propre pays ne défendent pas, loin s’en faut, la liberté de penser de s’exprimer et de créer, ça bloque vraiment. Pour le coup on se sent pris en otage. Et lorsqu’on prend brutalement conscience que la situation produite par cette confusion savamment entretenue par les médias (le peuple avec les « élites ») offre à point nommé et sur un plateau aux politiques les plus douteux les prétextes nécessaires à la privation de liberté et au contrôle illimité des communications, le piège se referme.
Et l’on entend soudain répéter sur les antennes publiques qu’un président jusque-là gratifié de 17% d’opinions favorables se retrouve d’un jour à l’autre soutenu par 80% des Français. Cette confusion générale est d’ailleurs bien décrite dans plusieurs billets du site de L’UJFP (Union juive française pour la paix).

Ce n’est pas un mystère : nombreux sont ceux qui ont manifesté spontanément, avec générosité et chaleur, mais ils ont été perversement utilisés pour assurer la figuration d’une spectaculaire opération médiatique d’envergure nationale - et mondiale.

La vision du monde défendue par la grande majorité des « politiques » invités par le président français qui a aussitôt récupéré les grands mouvements de manifestations populaires qui ont eu lieu dès le lendemain pour s’y inviter le 11 janvier, est celle du néolibéralisme, européen ou non. Mondial. Ici, c’est celle de la création artificielle de boucs-émissaires à partir de populations inoffensives, les Rroms en sont un exemple criant, celle des grands projets inutiles qui détruisent la nature au profit d’une productivité toxique, de Sivens, de Notre-Dame des Landes, celle de l’abandon des banlieues, celle de la soumission au Medef et de la destruction progressive du régime de l’intermittence, celle qui est en train de nous apporter le désastre absolu du Traité transatlantique (Tafta). Celle d’un commissaire européen socialiste français qui va en Grèce pour expliquer qu’il ne faut pas laisser Syriza accéder au pouvoir. Celle d’une soumission totale aux injonctions ultralibérales relayées par l’institution européenne.

On ne peut pas défiler avec ces gens, qui dans leurs actions quotidiennes travaillent contre nos valeurs. Pourtant il a été rendu très difficile de ne pas le faire. Alors oui, la récupération a été menée de main de maître et il était presque impossible d’y échapper. Même des gens de Charlie s’en exaspèrent. Je ne fais pas partie de ceux qui en veulent à ceux qui ont défilé, pas du tout, je les comprends parfaitement. Je dis juste que c’est un piège implacable, qu’il est en train de se refermer, et qu’il va être très ardu de s’en extirper. Nous sommes pris en tenaille. Lorsque nous pourrons analyser ce moment avec la tête froide, dans quelque temps, nous mesurerons les effets terribles de cette situation.

Pour ce qui est des religions, ce n’est pas trop mon sujet à vrai dire, mais il ne me semble pas à première vue que les politiques qui s’appuient sur ou contre elles, aient jusqu’ici développé beaucoup de réflexions approfondies sur ce qu’elles sont réellement dans les textes. Ce qu’on constate c’est qu’elles sont utilisées par les pouvoirs comme leviers schématiques pour faire réagir des foules.

Bien sûr, notre république ne doit pas accepter que les religions nous imposent leur vision du monde. Nous avons une histoire de combats laïques à laquelle il ne faut en aucun cas renoncer. Mais on a aussi, peut-être, le droit de réfléchir à ce qu’on fait, on a le droit de penser aux impacts de ses actes, on a le droit d’être responsable, même si ça n’est pas encouragé par les temps qui courent. Lutter contre les intégrismes n’implique pas obligatoirement le fait de pratiquer envers les religions une provocation sans limite qui ne peut que faire réagir en particulier les gens simples qui n’ont pas beaucoup de références culturelles et qui, surtout pour ce qui est des immigrés qui vivent en Europe, sont tellement stigmatisés et en perte de repères qu’ils ne savent plus du tout à quoi se raccrocher. Le nier c’est refuser de voir la réalité humaine en face. On fabrique des bombes à retardement et puis on allume la mèche, et ensuite on fait mine de s’étonner du résultat. Voilà ce que dit Philippe Geluck qui sait ce que c’est que le dessin d’humour, quand il affirme que cette provocation est dangereuse, et c’est tout à fait réel. La question difficile, délicate, c’est, qu’on les approuve ou non, de tenir compte des repères culturels des autres dans leur réalité vécue. Ce à quoi il faut admettre que les pays ex-coloniaux ne nous ont pas habitués. Sans même parler de la situation internationale, notamment au Moyen-Orient, dont je ne suis pas un spécialiste, mais dont chacun sait qu’elle est chargée de menaces et que la France y joue un rôle dangereux.

Nous parlons depuis un ancien pays colonial et cela nous impose une certaine responsabilité vis-à-vis de ceux que nous avons colonisés et que nous stigmatisons et excluons depuis longtemps (eux et leurs enfants) chez nous. Mais le journal en question se qualifie lui-même d’« irresponsable ». Alors cette « irresponsabilité » ne peut-elle pas devenir une aubaine pour toutes sortes de manipulateurs ?

Les défenseurs de la liberté s’en tiennent à des principes fondamentaux. Ils ont raison. Mais ça ne suffit pas, ça ne suffit jamais de s’en tenir simplement aux principes. Ces principes très justes ne peuvent être largement partagés que dans des régimes (et des milieux) où une vraie politique d’éducation et de diffusion de la culture - et évidemment un minimum de démocratie -, permettent de comprendre ce que, par exemple, signifie pour les occidentaux moyens, le mot « liberté ». Et ses défenseurs oublient qu’il y a, ici et ailleurs, des personnes qui n’ont jamais de leur vie su ce que c’était, la liberté. Pour toutes sortes de raisons, culturelles, sociales, religieuses et aussi politiques. Pensons un peu au contexte dans lequel vivent les immigrés originaires du Maghreb dans les banlieues françaises, y compris ceux qui sont nés dans le pays et qui ne savent plus qui ils sont. Le jeu n’est pas égal, la misère matérielle et morale est entretenue depuis très longtemps, ici et aussi ailleurs, les portes fermées, le contrôle au faciès toujours d’actualité… et ça produit peu à peu ce que j’appelle des bombes à retardement. On ne peut pas jouer impunément avec le feu de cette façon, en prétendant que le jeu est égal, par naïveté ou perversité, sans avoir conscience de ce que l’on est en train de produire.

Alors évidemment, on le sait depuis des décennies, il y a un énorme travail à faire en ce qui concerne l’éducation, l’art la culture, l’emploi, dans ces lieux de relégation de notre pays. Des mesures en faveur des banlieues ont été régulièrement annoncées sous presque tous les gouvernement successifs, mais peut-on se demander pourquoi, précisément, elles ne sont jamais mises en application, alors que le pays aurait pu le faire depuis longtemps et en a largement les moyens ? Y aurait-il une stratégie politique derrière ça ? Une volonté d’entretenir un terreau explosif en laissant stagner ou en faisant monter les frustrations, les humiliations, les pertes de repères, pour qu’à certains moments cette colère puisse être utilisée ? On a vu des choses de ce genre lorsque Sarkozy était ministre de l’intérieur, en 2005, des « émeutes », l’a-t-on oublié ? Et ensuite il a gagné les élections, me semble-t-il. Alors, s’agirait-il d’un « complot » ? Certainement pas. Il n’y a pas du tout besoin de complot pour appuyer là où ça fait mal, entretenir des réserves de colère sans objet clair, et finalement servir les intérêts capitalistes. Une volonté politique est largement suffisante. Le concept même de « plot theory » qui a eu sa pertinence dans les siècles passés, a été très utilisé depuis des années par les stratèges ultralibéraux américains dans la lignée du prédateur Milton Friedman (dont Naomi Klein parle très bien dans La stratégie du choc) pour interdire toute réflexion qui sortirait du cadre autorisé. Il y a beaucoup d’éléments issus de la culture nord-américaine dans ce moment de l’histoire que nous traversons.

Et la situation semble bien opportunément nous rapprocher du fameux « Choc des civilisations » décrit et peut-être souhaité par les émules du théoricien américain Samuel P. Huntington. Pour ce qui est des conséquences mondiales de ces encouragements à une confrontation entre les mondes, l’historien israélien Schlomo Sand, avec qui l’on n’est pas obligé d’être d’accord sur tout mais qui connaît son sujet, exprime un point de vue informé et pertinent.

Cette histoire énorme et très douloureuse qui ressemble à une tentative d’empêcher des européens encore porteurs d’une pensée critique issue des Lumières de réfléchir aux causes et aux conséquences des situations et des événements historiques (pour la grande majorité des américains, c’est fait) m’a remis en mémoire la fameuse nouvelle d’Edgar Allan Poe, La lettre volée, pour ceux qui l’ont lue ... [1]

Hara Kiri que j’aimais beaucoup, puis Charlie que j’aimais beaucoup moins, ont été fortement influencés, on l’oublie, par une tradition journalistique américaine de l’après-guerre qui a débuté avec le journal « Mad » (créé en 1952) devenu ensuite un magazine que certains connaissent. Et toute cette ligne d’autodérision anglo-saxonne du monde capitaliste sur lui-même, qui est passée entre autres par le « spitting image » britannique, etc., a peu à peu fini par se fatiguer et à dégénérer de fil en aiguille dans des pseudo-satires du style « Canal plus » avec ses « guignols » qui ne sont plus que des alibis inoffensifs pour maintenir le système néolibéral. Ce qu’on appelait dans les années 60 des « soupapes de sécurité ». Avec le Charlie de ces dernières années, c’était devenu autre chose, poussé au temps d’Hara kiri par un vent de révolte salutaire, le radeau dérivait depuis un moment dans une mer trouble, un esprit de provocation incontrôlable très potache, appliqué sans limite à des sujets qui demandent au contraire beaucoup d’à-propos, de maîtrise, voire de finesse.

Nicolas Roméas




[1 Extrait du texte d’Edgar Poe :

« – Si c’est un cas qui demande de la réflexion, observa Dupin, s’abstenant d’allumer la mèche, nous l’examinerons plus convenablement dans les ténèbres.
– Le fait est que l’affaire est vraiment très simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort bien nous-mêmes ; mais j’ai pensé que Dupin ne serait pas fâché d’apprendre les détails de cette affaire, parce qu’elle est excessivement bizarre.
– Simple et bizarre, dit Dupin.
– Mais oui ; et cette expression n’est pourtant pas exacte ; l’un ou l’autre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons été tous là-bas fortement embarrassés par cette affaire ; car, toute simple qu’elle est, elle nous déroute complétement.
– Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur, dit mon ami.
– Quel non-sens nous dites-vous là ! répliqua le préfet, en riant de bon cœur.
– Peut-être le mystère est-il un peu trop clair, dit Dupin.
– Oh ! Bonté du ciel ! Qui a jamais ouï parler d’une idée pareille ? »

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